Grand manitou des admirateurs de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), à qui il a consacré la première biographie (parue en 3 tomes au Mercure de France, de 1977 à 1985, elle reparaît à l’automne en un fort volume chez Bouquins), François Gibault ne boude pas son plaisir. En tant que co-héritier de la veuve de l’écrivain, Lucette Destouches (morte en 2019), et ayant-droit, il a récupéré, au terme d’un feuilleton rocambolesque, les trois manuscrits qui avaient été volés à Céline, chez lui, lors de son départ pour l’exil, en 1944. Guerre, Londres et Krogold. Le premier texte, publié chez Gallimard en avril, caracole en tête des meilleures ventes en librairie. Le deuxième est prévu pour le mois d’octobre. Le dernier suivra l’année prochaine. Alors qu’il ne s’agit que d’un brouillon même pas relu par Céline, la presse s’est montrée enthousiaste, voire dithyrambique, comparant ce roman inachevé et touffu, témoignage brutal sur la guerre que l’aspirant médecin Destouches fit en première ligne et où il fut blessé, à ses chefs d’œuvre, Voyage au bout de la nuit (1932), et Mort à crédit (1936).
Célinien, donc, François Gibault l’est devenu à la faveur de son métier d’avocat, qu’il exerce toujours, à aujourd’hui 90 ans. Il a été le défenseur aussi bien de membres de l’OAS que de deux du FLN, de Bokassa que de Khadafi. Mais aussi du peintre Jean Dubuffet. Il est l’administrateur de sa fondation, et son héritier. Mais c’est un homme éclectique, aux talents multiples, qui, comme les chats, semble avoir eu plusieurs vies. Par exemple, élève de l’école de cavalerie de Saumur, il est colonel de cavalerie honoraire. Ou bien, on lui connaît une passion pour les arts martiaux (karaté, judo, kendo etc.) qu’il a beaucoup pratiqués. Ou bien encore, il a été très proche du chanteur Filip Nikolic, des 2 Be 3, disparu en 2009. Du côté de sa vie privée, François Gibault, né dans une très bourgeoise famille du VIIe arrondissement (apparentée aux Boucicaut du Bon Marché, elle fut longtemps propriétaire du cinéma La Pagode), n’a pas hésité à casser les codes : de son homosexualité, il n’a jamais fait mystère, même s’il ne se pose pas en militant de la cause gay. On le dit mystérieux, voire machiavélique. Pourtant, il répond avec franchise aux questions qu’on lui pose. Et joue de son grand âge pour ne plus prendre de gants.
Au final, ce qu’il aimerait le plus, cet homme qui écrit depuis tout jeune, c’est qu’on le considère aujourd’hui comme un écrivain. Outre sa bio de Céline, il a publié une douzaine de livres, romans, nouvelles, essais. Il vient de sortir, en mai, Carpe et lapin (chez Gallimard), un recueil de citations et d’aphorismes sous forme de dictionnaire, d’Abattoirs à Zygote. Un conte philosophique, La belle étoile, est annoncé pour novembre (chez Gallimard toujours). Comme si François Gibault voulait, à son tour, rattraper le temps perdu. Il a reçu Livres Hebdo, chez lui, juste avant l’été, pour une longue conversation au débotté.
Livres Hebdo : Comment est née votre passion pour Céline ?
François Gibault : J’avais lu Voyage au bout de la nuit, quand j’avais 17 ans. Je n’avais pas subi de choc. C’est plus tard, quand je l’ai relu, que ça a été un éblouissement.
Vous ne l’avez pas connu ?
Non, il est mort en juillet 1961, alors que je venais de rentrer de la guerre d’Algérie.
Alors, comment êtes-vous entré dans cette histoire ?
Par les hasards de la vie, qu’il faut savoir saisir. C’est mon confrère Me André Damien, qui fut député et maire de Versailles, qui était l’avocat de Madame Céline, et qui me l’a présentée. On était faits pour s’entendre. A l’époque, elle avait besoin d’un conseil. Céline avait laissé ses affaires dans une pagaille indescriptible. Je l’ai aidée, notamment vis-à-vis de son éditeur. La fille de Céline avait renoncé à l’héritage, tellement elle avait peur de se retrouver endettée ! Lucette était donc la seule héritière de Céline. Aujourd’hui, depuis sa mort, je suis son co-héritier, avec Véronique Chauvin. Jusqu’en 2031. Après cela, l’œuvre de Céline tombera dans le domaine public.
Est-ce que les ventes de Céline demeurent importantes ?
Par exemple, Voyage au bout de la nuit se vend chaque année entre 25 000 et 30 000 exemplaires. Quant à Guerre, il en est à plus de 130 000 exemplaires vendus (chiffres à la mi-juin). Une véritable flambée, à laquelle, franchement, je ne m’attendais pas. Mais c’est un très bon Céline. Londres, plus volumineux, en constitue la suite. Après Pascal Fouché, c’est Teta Manzzi, éditeur notamment des pamphlets de Céline, qui a déchiffré le manuscrit, établi le texte. Krogold est différent. C’est un conte, qui suivra en 2023. Mais nous n’avons absolument pas touché aux textes des manuscrits.
L’antisémitisme forcené de Céline, ça ne vous gêne pas ?
Très tôt, j’ai eu une conscience politique, et l’antisémitisme n’y a pas sa place. Mon père était associé à un Juif. Et Madame Céline n’était absolument pas antisémite. Elle s’est d’ailleurs opposée à la réédition des pamphlets violemment antisémites de son mari.
Quelle est votre position à ce sujet, hautement inflammable ?
Comme pour Mein Kampf, ou Les décombres de Rebatet, il faut en réaliser une édition scientifique, avec un important apparat critique. C’était l’idée d’Antoine Gallimard, qui s’apprêtait à lancer le processus quand une fuite dans la maison, à destination de la presse, a provoqué polémique et levée de boucliers. Mais on va le faire. Pas tout de suite, mais avant dix ans !
Cette résurrection des trois manuscrits volés, c’est plus que rocambolesque ?
En effet. L’affaire judiciaire est maintenant terminée. Et les manuscrits sont à l’abri dans un coffre ! J’avais rencontré en juin 2020 le journaliste Jean-Pierre Thibaudat, qui les avait en sa possession, de façon mystérieuse, ne citait pas ses sources, et refusait au début de nous les remettre. Au terme de la loi c’était un receleur de biens volés. En tant qu’ayant-droits, j’ai porté plainte huit mois après, en février 2021. Thibaudat a ensuite rendu les manuscrits à la police qui nous les a restitués. L’affaire a été classée sans suite.
Lire : Inédits de Céline, or à crédit
Y a-t-il encore d’autres inédits de Céline à découvrir ?
Avec Céline, on peut tout imaginer. Sans doute rien de cette envergure, mais il y a ses correspondances, et puis une nouvelle de jeunesse, écrite en Afrique.
Comment vous est venue l’idée d’écrire votre biographie de Céline, vous qui n’étiez pas « du métier » ?
J’avais travaillé sur le texte de Rigodon avec Madame Céline. Et j’en avais signé la préface. Ce furent mes débuts en littérature, en 1968. Madame Céline, qui me faisait confiance, m’a présenté tous les copains de son mari, encore en vie à l’époque, comme Marcel Aymé, ou Jean Dubuffet. Parmi les témoins, il n’y avait pas de tièdes, c’était soit l’admiration, soit la détestation. Madame Céline m’a donné tous les documents en sa possession, et je me suis mis au travail. A la parution du tome I en 1977, soit pas si longtemps après la mort de Céline, la presse a été formidable. J’ai même été invité chez Pivot. Je travaille actuellement à la nouvelle édition de ma bio. Je n’y apporte que peu de modifications : par exemple un chapitre nouveau sur les manuscrits retrouvés.
Qu’est-ce qui vous a séduit chez Céline ?
Son originalité, son style, son côté anarchiste, anticonformiste. Je m’y retrouve un peu. Je ne pense pas tout à fait comme les autres !
On sent la grande affection que vous avez eue pour Lucette Destouches.
En effet. Jusqu’à la fin, on se voyait plusieurs fois par semaine. Je l’ai emmenée en voyage, trois fois en Inde, à Zanzibar… C’était une femme extrêmement vivante, drôle, chaleureuse.
Vous considérez-vous comme un écrivain ?
J’écris depuis toujours. J’ai publié quelques livres, dans des genres variés… rien que des chefs d’œuvre ! Un seul vrai roman, Cave canem (Léo Scheer, 2006). Quant à Carpe et lapin, un titre qui me correspond bien, c’est un recueil de pensées et d’aphorismes.
Parmi toutes les entrées, il y en a une sur la liberté de la presse, assez polémique.
En effet. Après l’attentat contre la basilique de Nice, le 29 octobre 2020, j’avais écrit et envoyé à la presse une tribune que personne n’a eu le courage de passer. J’y exprimais mes idées, notamment sur la publication des caricatures de Mahomet dans Charlie-Hebdo. Je suis évidemment très épris de liberté, toutes les libertés, que je défends depuis 60 ans. Mais la liberté a des limites, prévues par la loi. Et le droit au blasphème n’en est pas une, ce que je regrette. Les caricatures de Mahomet étaient d’une vulgarité insoutenable. Je défends les libertés des chrétiens, comme celles des musulmans.
Vous n’hésitez pas à prendre des positions, disons, clivantes…
En pensant différemment, on est à peu près sûr de penser juste. Vous voyez, je suis né dans cette maison de la rue Monsieur. J’ai reçu une éducation bourgeoise dont je me suis émancipé. L’avantage du grand âge, c’est qu’on peut dire ce qu’on veut, on n’a plus rien à prouver, ni à craindre. Je suis un libéral, dans tous les domaines. Je ne crois pas en dieu, mais j’espère en lui. Je suis catholique, et pacsé. Pas marié, même si j’approuve le mariage pour tous. J’ai une gueule de gardien de prison, mais au fond, je suis un grand sentimental !
Cette année, vous publiez à un rythme particulièrement soutenu…
Là, je suis en train d’achever La belle étoile, un conte philosophique. J’espère qu’il sera considéré comme un chef d’œuvre… Vous savez, à mon âge, il faut que je publie vite si je veux être lu de mon vivant. Je ne fume plus depuis cinquante ans, ne bois que de l’eau depuis quarante ans. J’ai pratiqué tous les sports, judo (je suis ceinture marron), karaté, hata-yoga, ski, mais je me suis calmé : il faut que je me ménage si je veux durer encore un peu.
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