Entretien

Françoise Nyssen : "La créativité a besoin de la multiplicité et de la diversité pour se développer"

Françoise Nyssen - Photo Olivier Dion

Françoise Nyssen : "La créativité a besoin de la multiplicité et de la diversité pour se développer"

A l'occasion de la 2e édition d'Agir pour le vivant au sein de l'écosystème de son groupe à Arles, Françoise Nyssen évoque la concentration dans l'édition, l'esprit Actes Sud, et la nécessité d'un festival qui montre qu'une autre voie est possible. Selon l'ancienne ministre, il faut sortir de l'extraction et de la prédation pour chercher à tisser des liens, coopérer et sauver la diversité.

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Par Vincy Thomas, Arles
Créé le 23.09.2021 à 22h00

A Arles, Françoise Nyssen est chez elle, en famille. Même durant un festival comme Agir pour le vivant qui a accueilli cette année 7000 participants. L'ancienne ministre de la Culture gère l'écosystème Actes Sud, en plus d'avoir été élue Présidente du conseil d'administration du Festival d'Avignon cette année et de porter le projet Odysséo récemment annoncé à Marseille par Emmanuel Macron, "un lieu majeur d’éducation et de sensibilisation dédié à la protection de l’environnement méditerranéen". De l'écoystème au système économique, il n'y a qu'un pas. Françoise Nyssen explique en quoi il est urgent d'agir et de changer de paradigme..
 
Le rapprochement d'Hachette et d'Editis vous inquiète-t-il ?
On ne sait pas encore ce qui va réellement se passer. On a vu avec le groupe Lagardère comment le passage d’une personne à l’autre peut changer l’esprit d’une entreprise. On voit l’effet de la concentration dans d’autres secteurs comme celui de la musique avec par exemple, Live Nation qui capte les artistes - les produit et organise leurs tournées en exclusivité, ce qui les empêchent de participer à d’autres festivals. En fait la vraie question, c’est « pourquoi a-t-on besoin de faire comme ça ? ». Quelle est l’intention ? Est-ce une course au pouvoir, comme cela s’est produit en Italie, avec la concentration des médias ? Quel est le sens de cette stratégie ? N’y aurait-il pas une autre voie que celle de devenir une super puissance financière ? Je trouve cela étrange. La créativité a besoin de la multiplicité et de la diversité pour se développer. Exactement comme on le constate pour la biodiversité. L’extinction des espèces est un facteur de grand déséquilibre du vivant. Les espèces vivantes interagissent entre elles et sont dépendantes les unes des autres pour survivre. Le risque d’une extinction massive des espèces est une menace alarmante. Si on fait la comparaison avec le vivant, ce phénomène de concentration dans l’édition est très inquiétant.

En parallèle, le secteur de l'édition en France ne manque pas de petites structures très "vivantes"?
Oui et ce sont des lieux de grande créativité. On voit bien qu’il n’est n’a pas forcément nécessaire pour se lancer d’appartenir à un grand groupe. D’autres voies sont possibles afin d’éviter la concentration du secteur. De nombreuses maisons d’éditions se créent en commençant de façon modeste et se développent au fur et à mesure de leurs moyens pour ensuite assurer leur transmission (le plus souvent sur un mode familial) en s’assurant ainsi de conserver une indépendance. Regardez le développement d’Actes Sud : il s'est toujours fait au fil des rencontres avec des éditeurs et des auteurs qui ont construit le catalogue de la maison, en accordant une priorité au sens et à l’exigence et en tenant compte de ses capacités financières.
 
La possible OPA du groupe Lagardère vous inquiète...
On ne peut que constater une tendance forte à la concentration au sein de quelques grands groupes et ça pose problème… Une seule structure qui détiendrait quasiment toute la distribution est un vrai souci pour la librairie. On s’était à l’époque opposé à la fusion entre Hachette et Editis (en 2002-2003, ndlr), nous avions été à Bruxelles pour exprimer notre inquiétude pour la librairie. Imaginez en effet que les libraires n’aient plus qu’un seul fournisseur…
 
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Justement, souvent, c'est le facteur humain dans ces sphères du pouvoir qui domine les motivations.
C’est peut-être là le problème majeur. Dans ces grandes structures, qui peuvent certes jouer un rôle utile face à des géants comme Amazon, on constate aussi une volonté d’hégémonie. Et ce n’est pas bénéfique à l’écosystème du livre. Qu’est-ce que le métier d’éditeur ? Publier des livres par passion de la lecture, questionner le monde, favoriser l’émerveillement, partager le sensible, et non prioriser une pure ambition financière. L’économie doit être au service du livre et non l’inverse.

Comme le dit Cyril Dion dans son film Animal, faut-il là aussi changer de paradigme ?
Après tout ce qu’on vient de vivre, avec cette grande déstabilisation internationale, et l’ascension de dirigeants populistes, on est encore plus conscients que le fait de vivre librement, de donner du sens à nos vies, est une nécessité absolue. Et nos métiers doivent y contribuer.

Comment vous adaptez-vous au contexte actuel ?
Lors du premier déconfinement, on s’est engagés à publier moins, et on l’a mis à l’œuvre de façon significative afin de ne pas encombrer les librairies qui étaient engorgées après des mois de fermetures. Il faut rester cohérent. Cela dit cela fait de très nombreuses années qu’Actes Sud publie sept ou huit romans à la rentrée en littérature française pas plus. Il n’y a pas d’inflation. Avec l’ensemble des éditeurs associés, on diffuse plus de titres, mais ils sont propres aux lignes éditoriales de chacune des maisons que nous diffusons. On propose des livres que personne n’attend à priori et on en prend le risque. C’est une économie à surveiller comme le lait sur le feu. Il s’agit de défendre chacun des textes, d’être vigilant sur tous les investissements (à-valoir, traduction, fabrication, communication, distribution.). Le retour sur investissement est loin d’être évident et systématique.

Mais depuis le premier déconfinement, les ventes de livres ont rarement été aussi bonnes depuis des années...
Ça se passe bien et les librairies manifestent une belle vitalité. Cela dit, il y a un phénomène de concentration des ventes sur quelques titres qui est préoccupant. Il ne faudrait pas que la curiosité des lecteurs s’émousse face à la multitude des nouveautés. C’est aux éditeurs de trouver le bon équilibre et donner de la respiration et du temps pour que les livres vivent en librairie. Mon père disait que notre métier, c’est tout ce qui se passe entre le moment où on reçoit un texte et le moment où le texte arrive entre les mains du lecteur. Pour lui, on pouvait imaginer le travail de l’éditeur comme une pyramide inversée de convictions qui part de l’auteur et de son éditeur et qui s’élargit au fur et à mesure avec les prescripteurs, les libraires et enfin les lecteurs. L’objectif est qu’il n’y ait pas de déperdition de conviction du sommet de la pyramide à sa base.
 
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Comment s'organise le retrait progressif de Bertrand Py, votre directeur éditorial ?
Bertrand et moi sommes en « emploi-retraite ». Bertrand a toujours accompagné ses auteurs en binôme, avec un (une) éditeurs (trice) de son équipe. Ce fonctionnement permet un passage de relais facile et naturel. Il y a une équipe d’éditeurs et éditrices passionnés et compétents dans la maison et Bertrand est toujours là, en ajustant sa présence à cette volonté de passage de relais et en préparant l’avenir.
 
Vous n'avez pas peur des débauchages d'auteurs avec le départ de Marie Desmeures?
Nous accompagnons et suivons nos auteurs avec conviction et détermination. Nous essayons de leur accorder le maximum d’attention. Ils sont attachés à la maison et à son équipe comme nous le sommes à eux. Cela dit, on a déjà pu être confronté à cela. Pendant des années, nos auteurs ont été sollicités sous prétexte qu’Actes Sud n’aurait jamais le prix Goncourt. On en est à cinq depuis 2004.
 
Comment définiriez-vous l'esprit d'Actes Sud?
Quand Actes Sud a été créée, la volonté consistait très simplement à publier des livres dont nous avions envie de partager la lecture, qui emportaient notre conviction, des livres ouverts sur le monde, qui faisaient découvrir la littérature du monde entier, sans idée de frontières.
 
Le principe d’indétermination d’Heisenberg est une part de ma « philosophie ». L’interrogation et le doute m’habitent. D’où la nécessité d’être à l’écoute et de lire. Quand on a organisé les rencontres “Agir pour le vivant”, j’ai assisté à tous les débats (pendant une semaine, du matin au soir) par soif d’apprendre et parce qu’il me parait important d’être toujours curieux de ce qui se passe autour de soi et d’écouter les autres.
 
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Quel bilan tirez-vous de la deuxième édition de ce festival que vous avez initié et qui s'est tenu fin août ?
L’idée de bilan n’est pas possible sur un sujet comme celui-ci. C’est un cheminement permanent où se croisent et conjuguent les pensées des intervenants et du public avec comme objectif l’action. Il y a une impérieuse nécessité à prendre en main, chacun à son niveau, avec ses possibilités, ces problématiques écologiques. On œuvre pour la vie, pour le vivant. J’ai trouvé formidable cette année que le festival touche autant de personnes et soit aussi suivi.
 
Ce qu’on retient c’est aussi l’importance de la parole et des textes.
Je pense en particulier à cette journée autour des mots avec Marielle Macé qui s’est achevée avec le spectacle de Patrick Boucheron. Ou encore les interventions de Clara Arnaud , Felwinn Sarr, Cyril Dion, Céline Curiol, Pierre Ducrozet, Wilfried n’Sondé, Arno Bertina, Frédéric Boyer, Lucie Taieb, et tant d’autres, ou celle de  Philippe Sands qui a rappelé l’impact d’une lettre que Le Clézio avait écrite à Obama alors qu’il devait prendre une décision importante. La parole des écrivains, dans le champ politique, est forte et souvent influente. 
 
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En quoi ce festival nourrit-il le catalogue Actes Sud ?
Il nous a donné des pistes de réflexions sur la diffusion des livres et sur le travail avec la librairie. C’est aussi pour cette raison qu’on réfléchit, sous la responsabilité d’Anne-Sylvie Bameule (en charge du secteur arts, nature et société) et de Claire David (en charge du livre de et sur le théatre à Actes Sud Papiers et responsable de l'Académie Charles-Dullin), à une plateforme de transmission des savoirs. Le livre est nécessaire comme base de réflexion, mais le débat est tout autant nécessaire pour revenir au livre. Dans le même esprit de transmission, on a lancé "Les ateliers d’Actes Sud" dans le secteur du parascolaire, et on prépare la sortie de la Grande Grammaire du français début octobre ainsi qu’une nouvelle collection des livres pour enfants, bilingues français-arabe, chez Sindbad, en 2022.

Malgré cela, l'horizon semble un peu sombre...
Aujourd’hui, chacun est en quête plus de sens après le traumatisme de cette pandémie. On a senti l’importance des territoires, cette façon de « réenvisager » notre rapport à l’action. Si çela ne se passe pas au niveau des gouvernements, c’est sur le terrain que la transition, la transformation se fera. Même si la Convention citoyenne n’a pas autant abouti qu’on l’aurait souhaité, elle a fait prendre conscience de l’urgence et de la gravité du sujet, l’un de ses objectifs a été atteint en quelque sorte. Il y a un besoin de davantage de coopération, comme le soutiennent Edgar Morin et Marc-André Selosse. Dépassons les raisonnements binaires, en silo. Il s’agit d être à l’écoute de l’autre et de voir comment on peut travailler ensemble.
  
La fréquentation d'"Agir pour le vivant" a augmenté de 40% entre la première et la deuxième édition, qu'est ce que ce succès vous inspire ?
Ça nous oblige à envisager la suite avec responsabilité. "Agir pour le vivant" a été lancé après mon départ du ministère de la Culture. Je souhaitais retravailler à partir de là où j’étais. L’idée partagée avec Anne Sylvie Bameule, Jean-Paul Capitani pour Actes Sud et Alain Thuleau pour Communa, était de créer un évènement à partir des idées portées par nos collections « Domaine du possible » et « Mondes sauvages » mais aussi à partir de notre écosystème arlésiens : les auteurs, la librairie, la maison d’édition, le cinéma, l’association du Méjan , la chapelle, le tiers-lieu La croisière, qui est un théâtre à ciel ouvert, l’école, la ferme et l’université du Domaine du possible. "Agir pour le vivant"”, c’est l’idée de penser le vivant, de le célébrer et d’agir concrètement. Rappelons à nouveau les mots de Bruno Latour :  Il ne nous reste que cinquante ans de sol. Arrêtons  de travailler en silos, de continuer à promouvoir des économies extractives. Ravaudons et rétablissons les liens. Explorons d’autres voies possibles et nécessaires.

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