Paul Valéry disait : « Les livres ont les mêmes ennemis que l'homme : le feu, l'humide, les bêtes, le temps ; et leur propre contenu. » De ce dernier point, Frédérique Leichter-Flack a fait son champ d'étude. Pourquoi un texte traverse-t-il les époques, pourquoi nous parle-t-il encore alors que tant d'autres sont oubliés sous la poussière des ans ? Dans Le laboratoire des cas de conscience (Alma éditeur, 2012, republié dans la collection Champs chez Flammarion le 25 janvier 2023), elle posait une réflexion vigoureuse sur l'éthique à travers quelques grands livres où il était question de justice sociale, de bioéthique ou de discrimination. Elle a poursuivi ce travail sur l'éthique, qu'elle enseigne avec la littérature et l'histoire des idées à Sciences Po Paris, dans Qui vivra qui mourra (Albin Michel, 2015). Cette fois, dans Pourquoi le mal frappe les gens bien ?, elle s'attaque au problème du mal. Son brillant essai revient à se demander pourquoi nous aimons les histoires qui finissent mal. Car nous apprenons des destinées tragiques, bien plus que des happy ends. Le « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants » résonne curieusement et nous entrevoyons la fragilité d'un tel dénouement.
Frédérique Leichter-Flack examine plusieurs chefs-d'œuvre, mais elle commence par une nouvelle de Maupassant, Coco, qui fait prendre conscience de la condition animale à travers la mort d'un vieux cheval. « Il suffit d'une courte histoire de trois pages et d'une phrase finale qui sert de chute à la nouvelle, et nous sommes déjà de l'autre côté du monde, là où il fait tout noir. » Sur cette autre rive, nous supportons la triste fin du Roi Lear parce qu'elle nous fait réfléchir sur le destin de Cordélia, nous apprécions Edmond Dantès car il se venge de l'injustice non pas de Dieu mais des hommes en devenant le comte de Monte-Cristo. À l'inverse, Jane Eyre ne comprend pas qu'Helen Burns accepte sans sourciller tout ce qui lui arrive, peut-être parce que le cosmos se moque de nos souffrances comme le dit Zénon dans L'œuvre au noir de Yourcenar.
Que provoquent en nous ces récits ? Ils nous aident à mettre des mots sur des angoisses et ils façonnent notre vision d'un mal qui s'abat sur ceux qui ne le méritent pas, comme s'il y avait une prime au bonheur pour les gens convenables. « Tous les malheurs de Job ne viennent-ils pas de ce qu'on a entrepris de raconter son histoire ? » L'autrice met en évidence l'articulation subtile entre le problème du mal et l'art du récit. « Paradoxalement, ces textes littéraires qui vous plantent un poignard dans le cœur, qui vous obligent à regarder en face les béances d'un monde livré au mal où le malheur distribue ses coups à l'aveugle sans regarder au mérite, où l'injustice règne en maître et où il n'y a pas de réparation qui tienne, je crois qu'ils sont là aussi pour préserver notre raison. » La littérature nous permet de garder du sens à l'existence malgré tout. Elle nous aide à nous tenir debout face à l'adversité. On ne pouvait trouver plus bel éloge.
Pourquoi le mal frappe les gens biens ?
Flammarion
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 19 € ; 245 p.
ISBN: 9782080245885