La réceptionniste au 125, Champs-Élysées voit débarquer Paul Auster qui lui demande où on pourrait trouver un bureau de change. Pourquoi du liquide en ce début de millénaire alors que tout se règle en carte bancaire ? Une transaction louche ? La réceptionniste suppute, elle ne voudrait ni médire encore moins diffamer, nos prochains sont si susceptibles, voire procéduriers... Mais elle invente, la réceptionniste. Normal, elle est aussi écrivaine. Certes moins célèbre qu'Auster, mais tout de même ! Son vrai métier est d'écrire, l'autre c'est seulement pour lui permettre d'exercer le premier, faire ce travail vital, l'écriture, qui ne lui permet pas de vivre.

Pendant ces longues heures à la réception, la narratrice de Totalement inconnu de Gaëlle Obiégly consigne ses idées dans un cahier, y annote ses lectures (du lourd, Spinoza ou une grammaire latine), gratte furtivement ses phrases derrière l'accueil d'où elle observe le monde. Comme généralement dans les livres d'Obiégly, l'héroïne est un alter ego ventriloque. L'écrivaine prend ainsi le masque de son personnage, ou est-ce le contraire ? C'est la protagoniste qui colonise l'autrice, corps et âme. Quoi qu'il en soit, elle convoque ses souvenirs, ressasse ses obsessions, déploie son goût de l'art, des langues, des situations cocasses. Obiégly attrape tels des papillons les pensées qui volettent dans sa conscience auréolée de rêve.

Et de revenir sans cesse au point de départ (il faut bien naître) : les « gens de Beauce » parmi lesquels elle a grandi, une enfance solitaire et rêveuse parmi les livres et une susurreuse nature... C'est une originale peu adaptée au réel (autrui) à quoi s'achoppe sa réflexion. Parfois, cependant, la réalité entre en collusion avec son esprit, le monde extérieur lui envoie alors comme des signes. Depuis toute petite, la narratrice est fascinée par la statue de l'anonyme poilu tombé pour la France. Le soldat inconnu, c'est un peu elle, vaillante combattante d'une cause littéraire ne sacrifiant pas aux sirènes normatives.Depuis janvier 2015, quelqu'un lui parle directement dans sa tête. Fais ci, fais ça, elle obtempère. Bientôt, lui dit la voix, elle recevra la visite des morts. La question des défunts est le fil qui relie les pages de cette quête existentielle et poétique, ce onzième roman espiègle et profond. Ses auteurs préférés, son psy décédé sans préavis, son ami Alistair emporté par le Covid... Les âmes ne sont pas mortes, contrairement à ce que proclament les réalistes : « On peut raconter des histoires à partir de la réalité, mais c'est de la fiction à la fin. La réalité, tu la laisses où elle est. [...] Tu lui substitues des mots [...] Les histoires nous rendent la réalité superficielle. Elles sont bien utiles. »