L'on connaît tous cet adage africain rapporté par Amadou Hampâté Bâ : « Un vieillard qui meurt c'est une bibliothèque qui brûle ». Je pourrais le transposer ainsi : « Une librairie qui ferme, c'est une ville sans âme ». En effet, l'esprit de la ville, cette curieuse combinaison d'urbanité, de diversité et d'altérité, s'avère fragile. Et il suffit qu'une de ces qualités disparaisse ou s'amenuise pour le remettre en cause. À l'échelle planétaire, les villes meurent, précisément car elles perdent ces trois qualités, elles ne conservent que cette appellation trompeuse, alors même qu'elles s'uniformisent. La librairie n'est pas un commerce comme un autre, il exalte le voyage et la rencontre. Le voyage ? Tout livre (essai, fiction, BD, polar, SF...) transporte le lecteur dans des paysages inconnus, des périodes révolues, des milieux inexplorés. La rencontre ? Avec l'auteur-e bien sûr, dont je prends des nouvelles en lisant son texte, ainsi je sais ce que deviennent Platon ou Faulkner, Baudelaire ou Emily Dickinson.
Réorganisation interne
Déjà dans les cités grecques, comme plus tard à Rome, dans les librairies - qui étaient aussi des copistes - l'on discutait avec un philosophe, empruntait un texte, rencontrait d'autres lecteurs. On ne s'y rendait pas seulement pour acheter un traité, un libelle ou un pamphlet, mais pour s'enquérir des nouveautés dans tous les domaines et ainsi saisir l'air du temps, tout en bénéficiant des conseils avisés du libraire. Nombreuses sont les librairies qui étaient, et sont encore, des lieux de rendez-vous. C'est le cas de Gibert Jeune, au bord de la Seine, dont on annonce la « restructuration », terme sibyllin signifiant licenciements et réorganisation interne. Cinq des six lieux de vente, autour de la place Saint-Michel, seront abandonnés et soixante-et-onze emplois sur quatre-vingts supprimés. L'immeuble principal sera affecté à de nouvelles activités, on ignore encore lesquelles, mais l'on peut subodorer qu'elles ne correspondront pas à l'ancien commerce du livre, mêlant neuf et occasion... Deviendra-t-il une enseigne de vêtements comme feu celui - emblématique - de la librairie des Puf (Presses universitaires de France), fermée en 2006, place de la Sorbonne ? Nul le sait.
Comme les magasins Tati
Dans la ville, toute enseigne fait corps avec une rue ou un quartier, devient un signal, un repère, et aussi une destination. Cela est vrai pour d'autres commerces que le livre, un célèbre bijoutier, un chocolatier raffiné, un marchand de vins etc. Enfant, je me souviens que ma mère, d'origine alsacienne, achetait de quoi confectionner une choucroute chez Schmid, gare de l'Est, aucune autre adresse n'était équivalente à ses yeux. Dans un autre genre, les magasins Tati eurent aussi cette indispensable fonction. Ainsi, les deux Gibert du Quartier latin, sont vite devenus les escales familières de mes déambulations, bien sûr lorsque j'étudiais à la Sorbonne, tout comme après et encore aujourd'hui. Au fil des années, j'ai préféré Gibert Vieux, les livres y étaient réunis dans un même bâtiment, les rayons mieux organisés, les tables de présentation plus généreuses, le cadre plus agréable. L'annonce de cette fermeture m'a bouleversé, non seulement pour celles et ceux qui vont perdre leur emploi mais aussi pour la ville. En effet, toute ville est un écheveau de rues, d'avenues, de places, de squares, dont la pulsation dépend de leur fréquentation et celle-ci de leur animation. C'est dire le lien puissant qui existe entre un lieu et les activités qui s'y déploient...
Tourisme et gentrification
Une ville en dépression économique, les entreprises ont été délocalisées, les commerces - du moins ceux qui le pouvaient - se sont installés à côté du centre commercial à l'entrée de la ville, devient fantomatique avec ses rideaux métalliques fermés et tagués, ses rues s'apparentent à des tuyaux à voitures. Nulle ville n'est à l'abri d'une périphérisation de son centre ancien par la création d'une nouvelle centralité, avec un hypermarché, des restaurants, des cinémas, des bricoceci et jardicela. Même Paris ? Oui. Par le tourisme massifié et la gentrification qui reconfigurent les logements, homogénéise la population qui réclame d'autres types de commerces et instaure de nouvelles temporalités. Encore peut-être durant une vingtaine d'années, des Parisiens réagiront au nom de Gibert Jeune en l'associant à la fontaine Saint-Michel. Cela a été le cas pour d'autres librairies renommées, comme La Maison des Amis du Livre qu'Adrienne Monnier ouvre au 7, rue de l'Odéon, en 1915 et où viennent Valéry Larbaud, Walter Benjamin, Ernest Hemingway, André Gide, André Breton, etc., ou Shakespeare and Company que son amie Sylvia Beach déménage rue de l'Odéon en 1921 et où l'on peut rencontrer James Joyce, qui peine à se faire connaître. Les anciens soixante-huitards se souviennent de La Joie de Lire, que François Maspero a créée en 1957, deux ans avant ses éditions, rue Saint-Séverin et qui verra défiler les militants de toutes les causes révolutionnaires, dont certains se vanteront d'y avoir volé des livres, obligeant cette librairie, la plus importante de Paris en 1974 quand la Fnac installe sa première librairie, rue de Rennes, à fermer. Le nom avait été donné par son fondateur, un partisan du régime de Vichy, et le jeune libraire n'a pas eu le temps de le changer, pris par ses combats anticolonialistes... À présent, ces noms et ces localisations sont muets. Des marchands de vêtements, des salons de coiffure « branchés », des hôtels cosy, les ont remplacés et l'incroyable bouillonnement des idées, qui les rendaient si vivants, s'est estompé, laissant les rues sans voix et les murs sourds.
Contre-culture
« Ne soyez pas nostalgique, toute ville se transforme, soyez de votre temps, tapez 1, tapez 2 et commandez votre livre numérique à une plate-forme en ligne! ». Voilà ce que j'entends... Et parfois avec cette sentence inflexible « les librairies sont condamnées à mourir ». Y compris au Quartier latin, osé-je demander ? Je dois l'admettre les étudiants ont été exilés en banlieue et ne brillent plus par une quelconque contre-culture avec ses repaires qu'étaient les librairies underground de la beat generation... Achètent-ils encore des livres ? À chaque rentrée je demande, lors de leur présentation, à tout étudiant-e de nous indiquer un « bon » livre lu cet été, et la réponse se perd dans une sorte de brouhaha. Ce discours fataliste diffusé par les accros à la mondialisation est contredit par les faits, qui comme chacun le sait, sont têtus. Depuis vingt ans, le nombre des librairies en France est demeuré stable. Si l'Insee dénombre 19 000 points de vente, il y a environ 3 200 « vraies » librairies, dont 2 000 indépendantes. La plupart sont dans les villes universitaires, des territoires entiers en sont dépourvus et l'on ne peut pas dire que le rayon livres d'un supermarché remplace la librairie de quartier. Paris affiche 700 librairies, dont une centaine dans les Ve et VIe arrondissements. Nombreuses sont celles qui bénéficient d'une aide financière (du Centre national du livre, de la région, de la municipalité...), principalement à cause du coût trop élevé du loyer compte tenu de la marge du libraire, heureusement protégée par la loi Lang, votée en 1981, qui impose le prix unique du livre. Ceci ne choque pas le contribuable que je suis, l'économie du livre relève de l'équilibriste qui avance sur le fil des parutions en essayant de ne pas tomber. Bien sûr les mauvaises langues affirment qu'il y a trop de titres chaque année, que n'importe qui écrit sur n'importe quoi, mais alors comment choisir ? Faut-il une police de la pensée ? Qui en serait membre ? Sur quels critères ? La liberté d'expression est un droit imprescriptible, alors tant pis si des ouvrages médiocres encombrent les rayons des libraires et consomment des hectares de forêts et des rivières d'encre...
Loi du capital
La librairie ne serait-elle pas une sorte d'utopie ? De lieu de nulle part, dans lequel, les tensions du monde sont amorties par la passion partagée de la lecture ? Là, où des auteurs rencontrent des lecteurs et inversement. Là, où les livres déclenchent les rêves les plus fous, traversent les siècles, dépassent les préjugés, alimentent la pensée pensante ? Là, où les cultures fraternisent laissant au loin le fracas des armes ? Là où l'affect se mêle à la compassion dessinant un sourire sur les lèvres de cette lectrice, un mouvement de stupeur chez cet autre ou une envie de pleurer impossible à contenir face à la beauté du monde transcrite en une poignée de mots semés dans les sillons invisibles d'une page labourée de colère et d'espérance ? Gibert Jeune pourrait fermer ? Ce n'est pas glorieux. La loi du capital ignore les états d'âme. Paris, ville déjà gentrifiée, bétonnée, quart d'heurisée, ségréguée, touristiquée, ressemble de plus en plus à n'importe quelle autre mégalopole mondialisée. Les 5e et 6e arrondissements n'abritent pratiquement plus aucune maison d'éditions, elles se sont installées près du périphérique, là où les immeubles vitrés sans aucune qualité entassent des cyberbureaucrates. Le quartier des éditeurs, avec ses restaurants, ses bars, ses librairies n'est plus qu'un souvenir. De la même manière les hauts lieux de la pensée s'en vont sur le plateau de Saclay, à Aubervilliers ou Marne-la-Vallée et sont loués pour des défilés de mode ou d'autres symposiums internationaux. Ces non-villes universitaires sans librairies, sans cafés estudiantins, sans vie nocturne, généreront un ennui aux impossibles paradis artificiels. Gibert Jeune risque de disparaître ? Ou à tout le moins ce qui faisait son esprit et celui de la ville ? Adieu livres neufs et d'occasion, adieu étalages désordonnés où sommeillait ce recueil de poèmes, à la reliure usée, qui allait éclairer ma nuit... Paris a un bleu de plus à l'âme. Hier, la capitale valait bien une messe. Ne vaut-elle même plus aujourd'hui une librairie ?
Bio Thierry Paquot
Thierry Paquot, philosophe de l'urbain, auteur de Dicorue. Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains CNRS Editions, 2017), Désastres urbains. Les villes meurent aussi (La Découverte, 2019) et de Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l'habiter (Terre Urbaine, 2020).