Qui savait que le vainqueur du Tour de France en 1948 était un héros? Certes il avait déjà gagné la Grande Boucle en 1938, au prix d’efforts insensés. Certes, sa victoire faisait judicieusement diversion aux troubles politiques dans une Italie encore fragile après la chute du fascisme. Mais on ignorait que ce champion avait, entre 1943 et 1944, sauvé 800 Juifs en Toscane et en Ombrie, et pris des risques bien plus grands que dans toutes les autres courses. Normal, Gino Bartali (1914-2000) n’a jamais voulu en parler, sauf à quelques proches.
Il a fallu attendre 1978 et la parution aux Etats-Unis du livre d’Alexander Ramati (Les persécutés d’Assise : l’incroyable pari du père Rufino Niccacci, Plon, 1985), suivie d’un film en 1984, pour que son nom apparaisse. Et encore, Bartali n’a jamais souhaité s’étendre sur le sujet. Ce fervent catholique - on le surnommait Gino le Pieux - n’avait, disait-il, "fait que son devoir" et n’avait rien à ajouter. Circulez.
Quelle fut donc cette obligation morale? Au risque de sa vie, dans une Italie occupée par les nazis et gangrenée par les fascistes qui poursuivaient avec méthode la politique d’extermination du Reich, Gino Bartali travaillait pour un réseau de résistance et transportait d’églises en monastères des faux papiers plus vrais que nature à destination de familles juives. Il les glissait dans les tubes de sa bicyclette, là où aujourd’hui certains coureurs dissimulent des moteurs.
Sa notoriété de champion et son maillot frappé d’un "Bartali", pour le cas où on ne l’aurait pas reconnu, lui permettaient de circuler presque librement dans un territoire quadrillé par les Allemands et bombardé par les Alliés. Lors des contrôles, il prétextait l’entraînement. Evidemment, on le laissait passer. Et il pédalait le plus vite possible jusqu’au prochain lieu de livraison entre les tirs de la RAF. Seuls, à la libération de l’Italie, quelques excités disant appartenir à la résistance le menaceront pour avoir continué son sport sous la botte allemande! Cet incroyable facteur de la liberté fut reconnu en 2013 "Juste parmi les nations", et le 4 mai, en hommage à ce héros très discret, le Giro d’Italia qu’il a gagné trois fois partira de Jérusalem.
Avec une belle ferveur, Alberto Toscano nous fait découvrir l’homme derrière le champion. Un paysan jovial et bourru, un Toscan qui a vécu l’occupation de Florence par les nazis comme une injure. Certains courent pour gagner, d’autre pour la gloire. Ce personnage "simple et courageux" voulait obtenir davantage, pour après, pour un royaume qui n’était pas de ce monde. Dino Buzzati a suivi, comme journaliste, le Giro en 1949. Il a raconté la lutte entre Gino Bartali et Fausto Coppi comme une tragédie grecque. Il ne savait pas à quel point cette vision était pertinente. C’est Coppi, l’éternel rival devenu ami, qui a gagné, mais au fond peu importe. Toscano rappelle le brillant palmarès de Bartali, cependant ce qui intéresse le plus français des journalistes italiens, c’est une autre forme de compétition, plus intérieure, plus spirituelle. Celui qui fut l’un des meilleurs grimpeurs de tous les temps a fini par toucher les étoiles. Sans rater le paradis. Laurent Lemire