Gitta Sereny (1921-2012) est une exploratrice des profondeurs humaines. De ces abîmes, elle remonte toujours un bout de vérité qui secoue les esprits. On doit à cette journaliste et écrivaine britannique quelques classiques comme Au fond des ténèbres (Denoël, 1975), une enquête sur Franz Stangl, le commandant de Treblinka, et Une si jolie petite fille (Plein Jour, 2014) sur la jeune Mary Bell qui, à l'âge de 11 ans, a tué en 1968 deux garçons de 3 et 4 ans à Newcastle. À chaque fois, cette investigatrice hors pair fait parler les protagonistes. Ces Enfants invisibles n'échappent pas à sa méthode efficace. Aux États-Unis, en Angleterre et en Allemagne, elle est allée pendant trois ans à la rencontre d'enfants fugueurs qui se sont prostitués pour survivre. C'était à la fin des années 1980, les mômes avaient entre 13 et 17 ans.
Dans ces trois pays, elle a longuement interrogé une douzaine d'enfants, mais aussi des proxénètes, des parents, des amis, des policiers qui luttent contre ce commerce et des psychologues qui tentent de réparer les dégâts immenses dans ces corps meurtris. Quel que soit le pays, il y a au départ une volonté de quitter un foyer familial qui n'est plus protecteur. Puis survient la rencontre fortuite avec des hommes charmeurs qui jouent la carte du tendre pour masquer leurs intentions. Ces enfants perdus se retrouvent enchaînés : Julie violée à 14 ans, Cassie qui commence à « travailler » pour un nommé Big Daddy à 12 ans, droguée à l'héroïne pour les jours de sexe à répétition, Ruprecht qui tapine à 15 ans à Berlin ou Alan qui fait la même chose à 13 ans à Londres. Quand Gitta Sereny les questionne, ils enjolivent leur quotidien, ils lui donnent un peu de couleur pour ne pas montrer à quel point il est sombre. Ils se nourrissent peu, ils n'ont pas de plaisir à se sentir vivants, même s'ils ont un peu d'argent.
À l'origine de ces situations, on trouve des familles éclatées, mais pas toujours, et des traumatismes enfantins, souvent. Il n'y a pas de règle dans le malheur, juste des exceptions. Gitta Sereny les révèle avec indignation et désespoir à travers ces vies de gosses déglinguées.
L'intérêt de cette enquête, outre le fait qu'elle est, comme toutes les autres, très bien écrite, réside dans cette manière d'aller au-delà du simple fait divers pour élargir le champ d'exploration. Gitta Sereny nous parle de la banalisation de la pornographie et se demande pourquoi des adultes éprouvent le besoin d'avoir des relations sexuelles avec des mineurs. À cela il y a évidemment de multiples réponses, mais comme pour Franz Stangl ou Mary Bell, on touche à l'indicible, à ces terribles ténèbres qui constituent aussi la nature humaine.
Lire Gitta Sereny, c'est faire cette expérience des limites, avec ce que le journalisme produit de mieux quand il est guidé par des questions et non par des réponses. Ces Enfants invisibles d'hier sont aujourd'hui des adultes. Espérons qu'ils ont, en partie grâce à ce livre bouleversant, retrouvé l'apparence des vivants.
Les enfants invisibles Traduit de l'anglais par Charlotte Eslund
Plein jour
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 21 € ; 400 p.
ISBN: 9782370670335