Entretien

Glenn Tavennec : « Le Seuil a publié et publie des best-sellers ! »

Glenn Tavennec, directeur du label Verso, au Seuil - Photo Olivier Dion

Glenn Tavennec : « Le Seuil a publié et publie des best-sellers ! »

Serait-il le nouveau héraut de la littérature populaire, au beau sens du terme? Le directeur du tout jeune label du Seuil Verso dresse des ponts entre le cosy crime, Alexandre Dumas, la dark romance, Jules Verne, Choderlos de Laclos et Roald Dahl avec méthode et talent. Il nous rappelle que mieux vaut mille fois un bon roman de gare que de la médiocre littérature blanche. À tout point de vue.

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Par Sean Rose
Créé le 07.06.2024 à 17h45

Livres Hebdo : Comment en êtes-vous venu à créer le label Verso, que vous dirigez au sein du Seuil ?

Glenn Tavennec : J'ai passé 20 ans dans diverses maisons d'édition chez Editis. À l'été 2023, le président du Seuil, Hugues Jallon, m'a contacté pour me proposer de créer un label de littérature populaire au sein du groupe. Le Seuil publie certes de la littérature populaire ou de la littérature de genre (des romans policiers), mais la maison ne proposait pas une offre complète dans ce domaine. C'est pourquoi il m'a confié la mission de publier des ouvrages dans le cadre de ce qui existe ailleurs chez n'importe quel grand éditeur américain, anglais ou italien : un label. Le label n'est pas une collection, c'est une pièce de plus dans une maison, dotée d'une structure légère et autonome, avec sa ligne éditoriale propre et des compétences associées.

Du grand public chez l'éditeur de tant de Prix Nobel de littérature, de Ricœur, de Derrida, de Bourdieu... Ça peut quand même surprendre.

Le Seuil a publié et publie des best-sellers ! Hugues Jallon m'a appris que la construction du prestigieux catalogue du Seuil en sciences humaines après-guerre avait été rendu possible par un succès de librairie hors norme : la saga Don Camillo, qui connut également une adaptation au cinéma. Je ne pense pas, et lui non plus, qu'elle se range dans la « haute » littérature ; elle est ce qu'on appelle de la littérature grand public, et c'est ce genre d'ouvrages à succès qui a permis au Seuil de devenir ce qu'il est aujourd'hui. Cela étant dit, la maison n'a jamais négligé l'accessibilité et l'ouverture à un public large. Je pense à Robert Pépin, qui fonda la collection « Policiers », mais encore à Marie-Caroline Aubert qui en reprit la direction, et plus récemment, à Bénédicte Lombardo, qui a publié Là où chantent les écrevisses de Delia Owens, un grand livre populaire. L'idée n'était pas d'entrer en concurrence avec ce qui se faisait déjà au Seuil de grand public, mais de faire émerger des genres qui auraient plus de mal à trouver leur public sous la marque classique Seuil. Verso, c'est l'envers. Avec Verso, on propose l'autre face de la fiction - une littérature populaire et assumée comme telle.

Quelle est-elle selon vous ? Une littérature de genre ? Plutôt des traductions ?

Vous savez, Jules Verne, en Pléiade aujourd'hui, c'était du genre ! On se compare toujours aux Anglais et aux Américains. J'ai publié pendant des années des auteurs anglo-saxons, je sais combien leur savoir-faire est immense, et Roald Dahl, pour ne citer que lui, va continuer d'être lu et d'émouvoir autant les enfants que les parents dans cinquante ans... Mais il ne faut pas oublier qu'au XIXe siècle, et ce jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale, on a été un pays qui a même tiré les États-Unis du côté de la littérature populaire. La France était capable de se souvenir de Dumas, de considérer Jules Verne, lu de son vivant dans le monde entier, comme un écrivain pur et dur. Je dis « la France », comprendre : les lecteurs et le milieu journalistique. Le cas de Jules Verne est d'autant plus intéressant que tout écrivain qu'il ait voulu être, c'est lui qui a inventé le marketing éditorial, la cession étrangère et bien d'autres aspects qu'on taxerait de « commerciaux ».

« Rappelons que nous sommes le pays de Choderlos de Laclos »

La France a été un modèle aussi pour les histoires d'amour. En ce moment, on ne parle plus que de romance sous toutes ses déclinaisons : dark romance, romantasy, etc. Rappelons que nous sommes le pays de Choderlos de Laclos. Et si ça n'avait été que du scandale, l'esprit des Liaisons dangereuses ne serait pas encore aussi vivace aujourd'hui et influent sur des autrices et auteurs de romance contemporains. Comment définir la littérature populaire ? Aussi bien chez un Choderlos qu'un Dumas ou un Jules Verne... ce n'est pas le style qui est mis en avant, pas ces espèces de talons rouges qu'on doit enfiler en tant qu'écrivains pour prouver ses quartiers de noblesse littéraire. Non, avant toute chose, ces auteurs sont des artisans de l'écriture romanesque, qui savent fabriquer une formidable machine narrative, le cœur battant de la littérature populaire. Ce qu'ils cherchent, c'est créer des personnages inoubliables qui donnent l'impression qu'on vit avec eux ! Quand Portos meurt, on pleure ! Monte-Cristo, après le succès des Trois mousquetaires, sera porté à l'écran cet été... Dumas, toujours et encore ! Et tout le monde va se remettre à le lire et, après l'avoir relu, on dénigrera quand même la littérature populaire alors qu'on aura adoré en lire...

Avec votre label, vous introduisez dans la maison le cosy crime... Qu'entendez-vous apporter de neuf dans ce domaine concurrentiel ?

Quand on dit « cosy », on pense tout de suite à Agatha Raisin, depuis qu'elle est arrivée sur le marché. Mais c'est un genre qu'elle n'a fait que réveiller, car il existe depuis plus de 50 ans ! Moi, après avoir publié entre autres Les détectives du Yorkshire de Julia Chapman, j'ai voulu creuser les origines de ce genre et j'ai déniché une série signée Nancy Atherton, de 28 tomes, qui a commencé il y a 30 ans, au même moment que Raisin. Le premier de la série, La mort de tante Dimity, n'est pas un énième cosy crime mais quelque chose de différent, d'ailleurs plus cosy que crime. Mon idée n'est pas d'être dans le « juste après » pour me targuer d'avoir capté quelque nouvelle tendance, mais plutôt de repérer des futurs long-sellers, et de proposer des texte qui en eux-mêmes tiendront toutes leurs promesses. Plus facile à dire qu'à publier... Je mise avec cette saga sur le besoin de textes de qualité qui apportent de l'humour et de la légèreté intelligemment, une sorte de plaisir régressif avec sérieux. Du conte pour adultes, en somme.

Votre plaquette de présentation ressemble à un menu. Aussi bien menu de restaurant que menu sur lequel on clique...

J'ai listé les cinq ingrédients nécessaires au bon plat : personnages inoubliables, univers hybride, roman d'apprentissage - B-A-BA de la narration -, universalité de l'histoire, aspect transgénérationnel. Apporter une attention particulière à chaque livre, c'est l'évidence quand on en publie. La vraie question, autant pour un auteur que pour un éditeur, est : pour qui publie-t-on des livres ? Aujourd'hui il y a, on le sait, un problème en magasin, en rayon, même en ligne... On entend dire que le marché est saturé : il y a trop de livres, alors les gens achètent moins ou se réfugient dans les classiques, les valeurs refuges. Est-ce parce que ce sont toujours les mêmes qui sont best-sellarisés et font l'objet d'une starification outrancière ? Je crois que non. Quand on pousse certains livres, on observe que le problème est plus complexe. Mais s'est-on posé la question toute bête de savoir si les livres qu'on propose peuvent tenir leur promesse, honorer ce pacte avec le lecteur ?

De quel pacte parlez-vous ?

Celui qui consiste à faire tourner les pages. C'est une antienne, mais on sait que le temps d'attention s'est réduit davantage encore - c'était 20 minutes d'attention, l'équivalent du temps de lecture de deux chapitres, maintenant on est descendu à 7 minutes... Ce qui signifie qu'à part de très grosses maisons internationales qui peuvent encore se permettre de publier des œuvres exigeantes, à l'écriture avant-gardiste, chacun s'évertue à réduire les chapitres, à faire en sorte qu'il n'y ait aucune saute de style ou quelconque gêne dans la linéarité du récit pour empêcher que le lecteur s'endorme... Or ce n'est pas de cette façon qu'on retrouvera une véritable attention au lecteur. Le problème n'est pas systémique ni conjoncturel. Il ne s'agit pas d'incriminer la demande, le problème se situe du côté de l'offre, si on continue à faire des livres de plus en plus courts, racoleurs, juste pour pouvoir se dire que de cette manière on retiendra le lecteur, même s'il n'a lu que la moitié du livre... on fera fausse route.

« Ce qu'il faut, c'est revenir aux ingrédients qui font les best-sellers : mélanger les genres ! »

Ce qu'il faut, c'est revenir aux ingrédients qui font les best-sellers : mélanger les genres ! Les genres sont une aberration héritée de l'expansion du rail. À cette époque, Hachette, l'éditeur historique, constatant le nombre de gares en France, s'était dit qu'il fallait absolument y vendre des livres. De là est né le roman dit « de gare ». Dans les romans de gare, rassurez-vous, il y avait aussi de la littérature. Le roman de gare dans son acception première, ce sont des romans qui rassemblent tous les publics avec une narration accessible. Jules Verne en est encore la meilleure illustration. Mais comment le classer ? Littérature d'aventures ? Récit initiatique ? Roman d'anticipation ? Oui, mais pas seulement... Chaque fois, ce sont des mélanges. 

Il est intéressant par ailleurs de constater que c'est par un élément extérieur au livre (le chemin de fer) et totalement indépendant de la démarche de l'auteur et de l'éditeur que ces catégories se sont imposées. Aujourd'hui, on pourrait s'interroger sur la manière dont les réseaux sociaux ont modifié notre rapport à la littérature générale ou grand public, essayer d'apprécier l'impact de l'« instagrammable » sur les habitudes de lecture.

Vous vous voulez transgénérationnel, mais vos livres ne concernent-ils pas une classe d'âge plus jeune ?

Ici la catégorisation « young adult » n'est pas pertinente. Verso n'est pas un label pour jeunes adultes. Mission Damas de David McCloskey, écrit par un ancien de la CIA, spécialiste de la Russie et du Moyen-Orient, réinvente le thriller d'espionnage. L'histoire se passe en Syrie, c'est une plongée irréductible dans un univers très contemporain, avec Bachar el-Assad comme personnage. John Le Carré était le maître du roman d'espionnage au temps de la guerre froide. Aujourd'hui, les questions sont devenues plus complexes, on ne peut plus croire à un monde manichéen, divisé entre les bons et les méchants, l'amour s'en mêle... et on a intégré les nouveaux paradigmes du renseignement : les agents secrets sont aussi des agentes... Butcher &  Blackbird de Brynne Weaver est un phénomène que les libraires américains ont qualifié de killer romance et qui outre-Atlantique dépasse les 250 000 ventes nettes depuis sa parution en janvier. C'est de la comédie romantique trash et sexy, qu'aurait pu tourner un Quentin Tarantino - la danse d'Éros et Thanatos est aussi l'une des marques de fabrique de Verso.

Moi, ce qui m'intéresse, ce n'est ni « jeune » ni « grand public ». C'est populaire. « Grand public » est un concept marketing destiné à penser les livres en termes de cible, là où la littérature populaire comprend l'idée d'une littérature lisible par le plus grand nombre. Vous me direz que des fictions très populaires paraissent en couverture blanche. L'habit ne fait pas toujours le moine. Le fait que certaines maisons revêtent des oripeaux de la haute littérature certains ouvrages grand public est une autre histoire, une affaire de snobisme sans doute...

« Le lecteur », comme « les gens », est un concept fuyant...

Le lecteur n'existe plus. A-t-il jamais existé ? Qu'est-ce qu'être adulte, si ce n'est atteindre l'âge de ses parents pour se rendre compte que leur monde n'existe plus... Le lecteur n'est pas accessible, on peut seulement anticiper certains grands mouvements, comme cette fatigue du public devant la surcharge d'opportunisme commercial... La littérature young adult a façonné toute une génération qui a connu de grands plaisirs de lecture sans avoir à subir la sanction élitiste de la critique littéraire. Aujourd'hui adultes, ils ont entre 25 et 40 ans, ce sont eux qui vont faire ou défaire ce que nous proposerons en fiction. C'est à eux que je m'adresse autant qu'à cette autre population plus âgée, les 45 ans et plus, à qui, avouons-le, on ressert les mêmes plats. Une part de ces deux publics en apparence antinomiques est en train de faire sécession et de se détourner de l'offre éditoriale « classique ». Verso ambitionne de répondre à leurs attentes.

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