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Goncourt des détenus : l'expérience « bouleversante » d'Abdellah Taïa à la prison pour femmes de Versailles

Rencontre entre Abdellah Taïa et des détenues à la prison pour femmes de Versailles - Photo Antoine Masset

Goncourt des détenus : l'expérience « bouleversante » d'Abdellah Taïa à la prison pour femmes de Versailles

Abdellah Taïa s'est rendu à la prison pour femmes de Versailles le 5 novembre dans le cadre du prix Goncourt des détenus. L'auteur a participé à une matinée d'échanges sans tabou avec ces femmes privées de liberté autour de son roman Le Bastion des larmes (Julliard) et de sa propre vie. Reportage.

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Par Antoine Masset
Créé le 06.11.2024 à 18h49

« C’était bouleversant de A à Z, je viens à peine de sortir et je suis encore avec elles là-haut. » La prison pour femmes de Versailles accueillait, ce mardi 5 novembre, l'un des auteurs les plus en vogue de la rentrée littéraire. Dans le cadre du Goncourt des détenus, Abdellah Taïa y est venu pour échanger avec une quinzaine de femmes au sujet de son roman autobiographique Le Bastion des larmes (Julliard), en lice pour le prix Goncourt des détenus. Au total près de 600 détenus jurés votent en France pour ce prix.

Après un strict protocole de contrôle, l’écrivain franchit les portes de la prison et s’installe au premier étage dans la pièce polyvalente, aux fenêtres ouvertes, mais cernées par des barreaux. Une dizaine de femmes sont assises sur des chaises en arc de cercle autour de lui. La rencontre peut commencer. Une ronde intime et franche. Sans aucun tabou, Abdellah Taïa répond à tout.

Une rencontre intime

Les mains se lèvent, les questions fusent et ces femmes l’écoutent avec une grande attention : « Pourquoi s’être mis à l’écriture ? Quel est l’objectif de ce livre ? Quel message avez-vous voulu faire passer ? »  L’écrivain se livre complètement aux femmes face à lui, sur sa vie, son métier d’écrivain, la construction du Bastion des larmes et sa vie familiale que l’on retrouve entre les lignes du livre : à la mort de sa mère, Youssef, un professeur marocain exilé en France depuis 25 ans, retourne dans sa ville natale à la demande de ses sœurs et c’est tout son passé qui refait alors surface.

Les questions portent sur le Bastion des larmes (Julliard)
Les questions portent sur le Bastion des larmes (Julliard)- Photo ANTOINE MASSET

« Youssef est le prolongement sublime de moi. J’ai plein de névroses alors que lui est beaucoup plus fort et courageux. Je mets deux jours à me remettre quand je croise un ex à Paris », s’amuse-t-il en provoquant l’hilarité générale. Dans le roman, les sœurs de Youssef, et en filigrane d’Abdellah Taïa, font l’unanimité chez les détenues. « J’ai bien aimé vos sœurs. Ce sont des Drama Queens. Elles ont lu le livre ? », interroge Eve*, une détenue.

« Plus qu’un hommage, c'est une justice que je rends à mes sœurs. Le but de ce livre est de ramener tous ces personnages fictifs pour qu’ils puissent parler avec le cœur et pleurer. Mais ce n’est pas triste, ce sont des larmes qui arrivent à guérir. » « Je pense qu’elles sont heureuses de cet hommage », ajoute Ilham.

« Vous avez écrit ce livre comme un long poème », analyse Johanna. « Merci, merci, merci de me dire ça. C’est comme l’amour, tout devient un poème, même quand on parle d’un sourcil avec son partenaire. Mais un poème doit rester dans le concret et dans le monde. Merci si tu as ressenti ça », lui répond l’auteur, reconnaissant.

Ecrire pour donner de soi

Cette rencontre devient un cercle de parole, prenant parfois une forme de thérapie. Une détenue doit prématurément s’en aller pour un rendez-vous avec son avocate, une tendre poignée de main et un adieu hors du temps. « J’ai presque les larmes aux yeux de ne plus la voir, vous voyez cet instant ? Ça a duré 2-3 secondes mais il s’est passé quelque chose. L’inspiration pour un livre peut partir de là. » « Vous pouvez écrire un livre sur nous si vous voulez », propose Ilham en rigolant.

Abdellah Taïa prodigue des conseils à ces détenues qui aimeraient commencer à écrire et qui profiteront d’ateliers en janvier avec l’association Lire pour sortir. « L’écriture, ce n’est rien d’autre que donner de soi en fait », explore Eve. Une maxime chaleureusement approuvée par l’écrivain : « C’est exactement ça (applaudissant), c’est donner de nous, le bien et le mal, car on est tous les deux. Je vous le jure, l’écriture n’est que ça. »

Le tout récent lauréat du prix Décembre et du Prix de la langue française veut s’intéresser à ces femmes qui l’écoutent depuis le début de la matinée et leur pose des questions également sur leur vie et leurs goûts. « L’amnésie du prisonnier existe vraiment, explique Eve. On oublie tout quand on arrive ici. Et ça ne revient pas, il faut tout réapprendre à la sortie. »

L’heure des adieux approche. « Merci beaucoup pour nous avoir parlé sans jugements et sans appréhensions », remercie Jeanne. « Ça fait du bien, ça nous change de la détention, surtout pour un livre aussi intéressant que celui-là, nous confie Ilham. Que ça soit moi ou les autres détenues de la prison, on est contente d’avoir vu cet auteur. C’est quelqu’un de très simple, de marrant, et de direct. Il n’a pas honte de répondre à certaines questions qui peuvent êtres intimes pour lui. »

Séance de dédicaces d'Abdellah Taïa à la fin de la rencontre
Séance de dédicaces d'Abdellah Taïa à la fin de la rencontre- Photo ANTOINE MASSET

L'auteur marocain procède à une longue séance de dédicaces avec chacune des détenues, à côté d'un tableau où l'on peut lire le mot « Liberté » en rouge, accompagné d'un cœur. La sonnerie de midi retentit. Les détenues franchissent une à une le portique de sécurité pour rejoindre leur cellule tout en adressant des signes de la main à l’auteur qui les salue réciproquement avec cette même chaleur qui les a enveloppés pendant ces trois heures d’échanges.

« Il y avait énormément d’amour et beaucoup de vérités entre les êtres. La prison est pour des gens qui ont fait du mal, des délits, mais c’est aussi un lieu où il se passe beaucoup de vérité. Aujourd’hui avec elles, il y a eu énormément de vérités qui sont sorties, réagit Abdellah Taïa à la sortie. Je leur ai donné beaucoup de moi-même, pas seulement mon écriture mais mon expérience dans la vie. J’ai essayé de les regarder non pas comme des détenues mais simplement comme des êtres humains. C’est très important de ne pas regarder l’autre avec des préjugés et des jugements. »

Apprécié dans la prison pour femmes de Versailles, Abdellah Taïa peut prétendre à la succession de Mokhtar Amoudi, lauréat 2023 pour Les conditions idéales (Gallimard). « Si je l’obtiens je crois que je vais pleurer. » Résultat final le 17 décembre prochain.

Un prix qui grandit

*Les prénoms des détenues ont été modifiés.

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