C'est un récit brutal et sophistiqué, émouvant et complexe, où le lecteur perd parfois le fil chronologique de l'histoire, et ne sait plus trop qui, d'un chapitre à l'autre, parle ou écrit : Guillaume Tranchant, alias Gringe, rappeur en solo ou avec Orelsan, acteur, ou bien son frère cadet de deux ans, Thibault, dont l'existence est entièrement conditionnée par sa schizophrénie chronique, diagnostiquée en 2003. Une alternance de moments « normaux » où il travaille, voyage avec son aîné au Maroc ou en Islande, prend des photos, superbes, qui scandent le livre, ou écrit des textes alambiqués sous l'emprise de ses « voix » ou d'hallucinations aggravées par une consommation de cannabis désapprouvée par Bruno, son psy et chercheur à Sainte-Anne. Et d'autres périodes, nombreuses, où l'hospitalisation est la seule solution.

Délibérément, Gringe brouille les pistes, mêle leurs voix, afin que ce livre, son premier, soit le leur, puisque Thibault, réticent, a accepté d'y participer. Les meilleures pages sont celles où le narrateur exprime la culpabilité qui le ronge, d'avoir été « le grand frère que je ne souhaite à personne », incapable d'exprimer son amour, de protéger son « mini-moi » lors de la séparation des parents, ou contre la violence qu'ils ont vécue un temps à Cergy. Sa réussite artistique, apparemment, n'a pas réussi à exorciser ses démons. L'écriture, peut-être, la meilleure des catharsis. Y parviendra-t-elle ?

Les voiles noirs

Émilienne Malfatto offre une voix à une jeune Irakienne condamnée à mort par la tradition.

ÉMILIENNE MALFATTO- Photo DR

Photojournaliste indépendante spécialiste du Moyen-Orient, Émilienne Malfatto publie, depuis 2015, ses reportages dans la presse internationale. Les éditions Elyzad font paraître son bref et frappant premier roman, directement inspiré de son expérience du terrain. Située dans l'Irak méridional contemporain, cette fiction aux accents de tragédie antique pénètre le cœur d'une famille qui a fui Bagdad pour s'installer sur les rives du Tigre, dans une communauté rurale, patriarcale, fermée et conservatrice.

Le récit s'ouvre sur la voix d'une jeune femme condamnée à mort pour des questions de tradition et d'honneur. Sa faute : être enceinte d'un ami de son frère qu'elle devait épouser mais qui est tombé prématurément sous les bombes à Mossoul. C'est son frère aîné Amir, dépositaire de l'autorité masculine depuis la mort du père, qui va exécuter la sentence. Sous la forme d'un chœur, les autres membres de la famille prennent ensuite la parole : sa belle-sœur, épouse modèle du futur bourreau, sa mère, ses jeunes frères et sœurs. Personne ne veut ou ne peut s'opposer à la sentence fatale. Entre ces voix, le fleuve lui-même livre son monologue, ce Tigre de légendes dans lequel plongent les jeunes garçons pendant que les regardent de la berge ces petites filles qui devront bientôt dissimuler leurs tresses et leur corps sous les voiles noirs de l'abaya. Abordant de l'intérieur le drame du féminicide, la jeune journaliste née en 1989 offre un lyrisme épuré à ces destins de soumission.

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