La guerre a longuement été louée comme un révélateur de bravoure et de virilité. Sa réalité est moins glorieuse. Rodolfo Enrique Fogwill fait partie de ceux qui nous immergent dans son ignominie. Cet auteur, mort en 2010, n’a pourtant jamais mis les pieds sur un champ de bataille. Sociologue, essayiste, éditeur de poésie, publicitaire, chroniqueur littéraire ou politique, il a multiplié les casquettes et les facettes. Vila-Matas le qualifie de "génie de la littérature argentine", tant son roman Sous terre est devenu culte.
Il se déroule en 1982 lors de la guerre des Malouines, une lutte cruciale entre Anglais et Argentins. L’échec des seconds entraînant la fin de la dictature. Malgré ce contexte précis, ce livre peut être lu de façon universelle, tant il cerne la noirceur d’un duel sans merci. Celui opposant deux camps, mais aussi qui oblige un homme à affronter la pire part de lui-même. On se croirait, par moments, dans Voyage au bout de la nuit. Fogwill plonge d’emblée le lecteur dans un décor poisseux, boueux et angoissant. "L’atmosphère était noire et chargée de fumée de cigarette." L’alcool et l’ironie font aussi partie de la panoplie pour affronter "les congelés" (les morts) ou les obus.
Côté argentin, les soldats tombent comme des mouches. Dignes de mousquetaires boiteux, quatre "rois mages" prennent la tête des troupes. Soit une poignée d’êtres désabusés, recroquevillés dans un refuge particulier : un souterrain entouré de terrains minés. Ils s’organisent bon gré, mal gré pour s’approvisionner et apprivoiser ces conditions précaires. Pour se rassurer, ces soldats se racontent des histoires dans le noir. Ils rêvent de femmes ou de victoires, mais sont terrassés par la faim et le froid.
La cruauté de la guerre et de la survie est omniprésente, elle transforme ces hommes durablement… "Te réveiller avec la peur et penser qu’après tu vas avoir encore plus peur, c’est une double peur. Se battre, en réalité, personne ne savait", assure l’un des membres de la patrouille. Voilà un roman décapant qui rompt avec les codes habituels. Il brouille les pistes et les personnages, presque interchangeables, pour mieux nous faire saisir le non-sens de la guerre. L’humain n’atteint pas toujours ses rêves, mais, ici, il est en plein cauchemar. Comment ne pas renoncer au rire et à l’espoir ?
Kerenn Elkaïm