S'il fallait résumer l'étrange année qui vient de s'écouler, divine surprise et prime aux valeurs sûres se disputeraient sans doute le premier rôle. Divine surprise parce qu'après avoir « contemplé l'abîme » en mai de l'année dernière, dixit le P-DG de Tallandier Xavier de Bartillat, le marché a clôturé l'exercice 2020 sur un mois de décembre record avant d'entamer 2021 sur d'excellentes bases. Prime aux valeurs sûres, aussi, parce que les éditeurs ayant réduit leur production pour contrer les effets de la pandémie, les lecteurs se sont surtout tournés vers les auteurs connus.
À ce titre, les données fournies par GFK pour la période de mai 2020 à avril 2021 sont trompeuses : les ventes enregistrent une croissance de 19,3 % en valeur, mais ce résultat exceptionnel n'a été rendu possible que par l'effondrement de l'activité lors du premier confinement. Il n'en demeure pas moins que le marché s'est très bien comporté, retrouvant, voire dépassant son niveau des dernières années. « Nous avons connu l'une de nos meilleures années, se félicite Stéphanie Chevrier, P-DG de La Découverte. La pandémie, loin d'entamer l'appétit des lecteurs, a au contraire renforcé leur intérêt pour les SHS. » La baisse de la production a aussi eu pour effet d'améliorer la rentabilité au titre. « Nous avons presque atteint le chiffre d'affaires de 2019, mais avec une trentaine de titres en moins », rappelle par exemple Benoît Yvert, directeur de Perrin. « La pandémie a montré qu'avec un nombre réduit de titres et quelques fers de lance, les chiffres pouvaient être bons », confirme Sophie Hogg-Grandjean, directrice éditoriale chez Fayard.
Prime aux titres forts
Revers de la médaille, les petits éditeurs et les ouvrages à plus faible potentiel commercial ont parfois peiné à atteindre leurs objectifs de mises en place. « Le plus compliqué a été de rendre visibles des titres qui ne faisaient pas l'objet d'un engouement immédiat, relate Blandine Genthon, directrice générale de CNRS Éditions. Avec les restrictions sanitaires, nous avions moins de contacts avec les libraires et moins de relais en presse. » « Les titres forts ont eu tendance à mieux se vendre que d'habitude, abonde Mary Leroy, directrice littéraire chez Flammarion. En revanche, certains livres qui avaient besoin de promotion n'ont pas toujours trouvé leurs lecteurs. » « Ce mouvement de repli était assez légitime, tout le monde a eu peur, concède Stéphane Goulhot, responsable éditorial au Félin. Cependant les premières tendances nous permettent de croire à une amélioration sur le second semestre. » L'éditeur, qui a plutôt souffert de la situation, escompte un soutien des libraires pour ses deux titres phares de la rentrée : Mémoires inédits d'un chef de la Résistance de Jacques Lecompte-Boinet et une biographie de Cornelius Herz. Chez Nouveau Monde, le P-DG Yannick Dehée constate lui aussi une certaine frilosité des libraires sur les livres considérés comme étant à faible enjeu. « Et pourtant notre chiffre d'affaires a progressé en 2020 », rappelle-t-il.
La rentrée universitaire 2020 ayant été perturbée, les livres destinés aux étudiants ont davantage souffert. « Il nous a manqué l'habituel pic de ventes de septembre, confirme Sophie Kucoyanis, responsable des collections Folio Essais. En revanche, les réassorts ont vite repris sur le fonds. » Dans un marché étudiant structurellement en baisse, les éditeurs d'histoire s'efforcent plutôt d'élargir leur public. « Nous avons beaucoup réduit la production car les étudiants sont difficiles à capter, explique Manon Savoye, directrice éditoriale chez Ellipses. Nous continuons en revanche de développer notre collection Biographies et mythes historiques, qui intéresse aussi le grand public cultivé. » L'éditeur annonce des biographies de Danton, Charlemagne ou encore Mahomet. Dans la même optique, Armand Colin poursuit le déploiement de la collection « Mnémosya », lancée en 2019 et perçue comme une « tentative réussie de réenchanter la recherche universitaire en proposant des ouvrages également accessibles au public cultivé », selon Jean Henriet, directeur éditorial. Dunod de son côté est présent sur le marché de l'histoire avec les collections « Ekho » (poche), « A la plage » et les bandes dessinées et romans graphiques. « La vulgarisation est notre ligne de mire », résume Corinne Ergasse, responsable d'édition.
Réenclencher l'activité
Le grand public reste d'ailleurs le principal vecteur de développement du marché. « Les amateurs de livres d'histoire sont comblés quand on leur offre une étude solide et documentée qui sait retracer, par un récit dramatique, les épisodes d'une vie ou d'un événement », rappelle Hélène Monsacré, directrice du département sciences humaines d'Albin Michel, chez qui le succès de La filière de Philippe Sands illustre cette tendance, et permet de financer des ouvrages plus exigeants comme Histoire du livre et de l'édition de Yann Sordet, paru en mars dernier.
Un an et demi après le début de la crise sanitaire, les éditeurs s'efforcent maintenant de réenclencher l'activité, mais sans dépasser la mesure. « Nous publierons cette année une dizaine de grands formats en moins par rapport à 2019, explique Xavier de Bartillat. Il est important de maîtriser la production même si la fonction d'éditeur implique aussi de saisir des opportunités. » L'enjeu majeur de la rentrée pour Tallandier sera la nouvelle édition du Dessous des cartes, dont le dernier opus remonte à 2012. Publié en coédition avec Arte et dirigé par Émilie Aubry, il s'articule autour de 32 destinations et plus de 150 cartes inédites.
Fidèle à sa ligne grand public, Larousse publiera en fin d'année Histoire de France de branche en branche. « L'histoire est présentée sous forme d'arbres généalogiques, c'est un concept jamais vu », confie Carine Girac-Marinier, directrice du département beaux-livres. Sous la marque Géo Histoire, Prisma poursuit de son côté le développement de la collection « Documents », inaugurée en mars dernier avec La tragique histoire de la Grande Guerre. Le groupe Prisma, qui publie des ouvrages sous les marques Géo Histoire et National Geographic, réalise 20 % de ses ventes en librairie. « En tant qu'éditeur de presse, notre but de prolonger avec les livres le travail d'enquêtes et de reportages que nos équipes réalisent dans nos magazines », décrypte le directeur, Pierre-Olivier Bonfillon. Déjà coutumier des partenariats presse, Perrin a de son côté franchi un nouveau palier en publiant le 3 juin son premier mook d'histoire militaire, en association avec le magazine Guerres et histoire. Intitulé De la guerre, le titre est piloté par Jean Lopez et bénéficie d'un premier tirage de 25 000 exemplaires diffusés à parts presque égales en librairie et chez les marchands de journaux. Un deuxième numéro est annoncé pour novembre et le titre sera bi annuel. « Le format est inédit, très illustré et proposé à un prix engageant de 16 euros. Nous bénéficions d'un excellent accueil », souligne Christophe Parry, directeur adjoint de Perrin.
Le XVIe siècle, ce héros
Plusieurs titres importants sont à signaler en histoire antique, médiévale et moderne : Fayard publie le 2e tome d'Histoire romaine, vingt-et-un ans après le premier volume dirigé par François Hinard, décédé en 2008. Au sein du groupe Humensis chez Passés Composés, Infographie de la Révolution française sera le temps fort de l'automne. Belin de son côté poursuit l'installation de sa nouvelle collection « Références » avec la parution de Venise : 500-2020. L'éditeur annonce également pour le second semestre L'Occident médiéval dans la collection « Mondes anciens ». Chez Albin Michel, Le XVIe siècle est un héros : Michelet inventeur de la Renaissance analyse la place prépondérante de cette période charnière dans l'historiographie française. À La Découverte, Tous ceux qui tombent se penche sur les acteurs - bourreaux et victimes - de la Saint-Barthélemy. Le Seuil publie de son côté Nouvelle histoire du Moyen-Âge, dirigé par Florian Mazelle, qui « pense le rapport de l'Occident médiéval avec ses marges, avec un apport considérable des archéosciences », précise Séverine Nikel, directrice éditoriale histoire. Perrin annonce deux biographies d'Henri IV par Jean-Christian Petitfils et du duc du Maine, bâtard de Louis XIV à la destinée tragique, par Pierre-Louis Lensel. Anne de Bretagne, de Joël Cornette, et Charles le Chauve, de Laurent Theis paraîtront en octobre chez Gallimard. Fort du succès du Magasin du monde, qui étudie la mondialisation par les objets depuis le XVIIIe siècle, Fayard publiera sur le même principe L'épicerie du monde en 2022. Chez Flammarion, Travailler - La grande affaire de l'humanité est une histoire de l'espèce humaine au prisme de son rapport au travail. Toujours dans les histoires au long cours, Payot annonce Une histoire érotique de l'Église, qui rappelle l'étonnante permissivité de la société à l'égard du Clergé entre la Renaissance à la fin du XVIIIe siècle, et Capital Terre, histoire de l'humanité dans son rapport à l'environnement. Nouveau Monde proposera pour sa part une histoire des épidémies en France sous l'Ancien Régime et annonce un Atlas historique de l'Algérie.
La figure de Hitler
L'esclavage, le racisme et les migrations sont aussi au cœur de titres ambitieux. La Découverte publie D'ici et d'ailleurs, histoire de la France contemporaine, récit inédit sous la direction de Quentin Deluermoz de la fabrique mondiale de l'État-nation français depuis le XVIIIe siècle. Au Seuil, Les mondes de l'esclavage, dirigé par Paulin Ismard, est une histoire globale et comparée du phénomène esclavagiste sur la très longue durée. Lui fait écho chez Gallimard le nouveau livre d'Olivier Grenouilleau Christianisme et esclavage qui se demande pourquoi les Chrétiens ont tant tardé à abolir une pratique en contradiction aussi flagrante avec les valeurs défendues par l'Église. Chez Albin Michel, Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècles) interroge dans le temps long le rapport des Européens à l'altérité et montre que les processus de racialisation ont toujours été à l'œuvre. Folio Histoire publie En exil, texte inédit de Delphine Diaz qui se penche sur le sort des réfugiés en Europe de la fin du XVIIIe siècle à nos jours.
En histoire contemporaine, Nouvelle histoire de la Shoah (Passés Composés) fait la synthèse des travaux consacrés au génocide des Juifs depuis les années 2000 tandis que La Shoah - Au cœur de l'anéantissement (Tallandier) propose sous forme d'album une sélection d'archives visant à éclairer l'événement. La parution récente de l'édition critique de Mein Kampf (Fayard) aura sans doute pour effet de relancer l'intérêt pour la figure de Hitler, évoquée dans plusieurs titres de la rentrée : Hitler - Le monde sinon rien (Flammarion) se concentre sur la confrontation du dictateur nazi avec le monde anglo-saxon tandis qu'Europa ! examine les projets européens de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste. Chez Armand Colin, Devenir Hitler retrace ses débuts au sortir de la Première Guerre mondiale. À noter aussi chez Perrin une biographie de Mussolini par Maurizio Serra. Alors que Gallimard vient de publier Mémoires interrompues : 1943-1945 de Daniel Cordier, CNRS Éditions propose à la rentrée Le moment Cordier, de Laurent Douzou, qui réinterroge la place des acteurs de la Résistance dans l'écriture de leur propre histoire.
Trois parcours singuliers sont aussi à signaler : Flammarion annonce la traduction du best-seller de la primatologue Jane Goodall A book for hope. Chez Fayard, François Reynaert livre dans Roger, héros, traître et sodomite la biographie de Roger Casement, qui dénonça les crimes commis dans l'État indépendant du Congo à la fin du XIXe siècle avant d'être exécuté en 1916 par les Britanniques en raison de son engagement révolutionnaire en faveur de l'Irlande. Enfin en « Tel », Gallimard publie Récoltes et semailles, récit autobiographique en deux volumes du mathématicien Alexandre Grothendieck, doublé d'une réflexion sur l'existence et la connaissance de soi.