On considère que les historiens n'ont pas d'histoire. Ce n'est pas toujours vrai. Ils ont quelquefois des histoires qui méritent d'être rapportées lorsqu'elles éclairent un parcours exceptionnel. Ernst Kantorowicz (1895-1963) appartient à cette catégorie rare. D'abord parce qu'il est l'auteur d'un grand livre qui a bouleversé notre conception du pouvoir royal et de sa transmission. Dans Les Deux Corps du Roi, ouvrage d'une érudition époustouflante, il explique que le monarque possède un corps naturel donc mortel et un corps spirituel immortel transmis surnaturellement au successeur. Selon la doctrine médiévale la passation des pouvoirs s'effectue donc dans la continuité. La perpétuité plutôt que la transcendance donne ainsi naissance à l'État moderne.
Robert E. Lerner (Northwestern University) a enquêté sur celui que ses amis surnommaient « EKa ». Son travail méticuleux, à l'américaine, ne laisse rien passer de cette existence consacrée à l'étude, aux plaisirs de la vie, aux costumes de belle coupe et aux bonnes bouteilles de vin. « Il eut des amantes et des amants » nous dit son biographe. Certes, mais il eut surtout une obsession, celle de la compréhension des mécanismes du pouvoir, d'où son attirance au début de sa carrière pour le charisme des chefs.
Cet intellectuel issu d'une famille juive industrielle de Poznan fut en effet, un ardent nationaliste. Après les tranchées il a combattu dans les corps francs à Berlin. Il a appartenu au petit cercle qui gravite autour du poète symboliste Stefan George où il connaît ses premiers émois esthétiques et amoureux. Son premier chef-d'œuvre, il le consacre à l'empereur germanique Frédéric II (1194-1250). L'ouvrage publié en 1927 est écrit dans une langue étincelante et sans notes. Il est loué par Hitler et Goering l'offre à Mussolini. Pourtant lorsque les nazis arrivent au pouvoir, l'historien quitte ce Reich aux orientations nationales dont il se sent proche mais qu'il ne peut accepter.
Après un passage par Oxford, il émigre aux États-Unis en 1938. À l'université de Berkeley il coule des années paisibles. Jusqu'à l'arrivée du maccarthysme. « J'ai tué des communistes, mais je ne prononcerai jamais le serment. » Selon ce même principe moral qui l'avait poussé à quitter l'Allemagne nazie, ce conservateur refuse de signer l'engagement anticommuniste et trouve refuge à l'Institute for Advanced Study de Princeton sur la côte est où il rédige Les Deux corps du Roi publié en 1957.
Dans cette biographie qui fait désormais référence, Robert E. Lerner nous montre un dandy, un médiéviste qui navigue entre théologie, histoire de l'art, droit canonique et philologie, un juif complexe détaché de sa judaïté, mais surtout un savant que la connaissance conduit à l'humanisme. Kantorowicz avait demandé à être incinéré et que ses cendres soient dispersées dans la mer Caraïbe. Cet homme qui ne croyait qu'aux dieux grecs n'avait pas besoin de sépulture. En guise de cénotaphe, il laissait son œuvre.
Ernst Kantorowicz : une vie d’historien
Gallimard
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 36 euros ; 640 p.
ISBN: 9782072785955