Ah, le modèle suédois ! De l’efficacité dans la justice et de l’égalité à tous les étages : l’utopie sociale-démocrate enfin réalisée ! Karl Ove Knausgaard ne l’entend pas de cette oreille-là, sans doute parce que, bien que vivant en Suède depuis des années, il est norvégien et parce qu’il est surtout écrivain. Silences décortiqués, moindre geste disséqué, rien n’échappe à l’auteur de Mon combat, colossale entreprise d’écriture autobiographique (six tomes) et dont le deuxième, Un homme amoureux, paraît ces jours-ci en France (presque 800 pages !). Déjà, dans le précédent, La mort d’un père (Denoël, 2012), où il nous transportait vers le paysage de sa jeunesse et ses émois d’enfant hypersensible, il dépeignait sans concession la déchéance paternelle. Ici, on retrouve le narrateur, Karl Ove, à l’âge d’homme. A 30 ans, il connaît un immense succès dès le premier volume de son grand œuvre. L’autofiction est un genre nouveau au pays d’Ibsen, où il n’est pas de bon ton de s’épancher. En outre, l’esthétique du moment, sous l’égide d’un Jon Fosse, est au style épuré, alors la prolixité assumée de Knausgaard a de quoi détonner aussi bien qu’enthousiasmer. La révélation littéraire enchaîne les entretiens. Avec la gloire vient l’ennui. Autre nom de l’angoisse de ne pas être capable de poursuivre ce qui a été commencé.
Karl Ove a quitté Stockholm, où il s’était installé au tout début de sa carrière, pour Malmö avec Linda et leurs trois enfants en bas âge. "Pseudo-personnes, pseudo-endroits, pseudo-événement et pseudo-conflits qui nous faisaient vivre par procuration et voir sans prendre part, cette distance que la vie moderne avait créée face à notre propre et estimable présence au monde." L’ennui, c’est aussi le quotidien où il se sent comme émasculé dans cette société où l’égalitarisme semble avoir effacé toute différence, à savoir toute individualité. Le voilà battant la mesure parmi les mères de famille dans le groupe de rythmique censé initier son bambin à la musique, ou encore plongé dans une discussion sur l’intérêt du régime végétarien à l’école maternelle. "Quel pays de cons. Les jeunes femmes y buvaient de telles quantités d’eau qu’elle leur ressortait par les oreilles, elles étaient persuadées que c’était utile et pur mais ça n’avait pour conséquence que de gonfler les statistiques de l’incontinence des personnes encore jeunes."
Du reste, on a beau promener son bébé en poussette, cela ne vous empêche pas de trouver désirable une inconnue à la supérette, une passante au parc. Car l’ennui, c’est enfin le couple, ou ce qu’il est devenu. "L’homme amoureux", c’est l’homme qu’on a été. Knausgaard raconte son coup de foudre pour Melinda, la jolie comédienne qui deviendra la mère de ses enfants. Passion, fusion et délitement, est-ce la fatale équation ? Le roman est composé autant de récits que de réflexions, avec ce quelque chose de fondamentalement intranquille. Comme si, chez Knausgaard, la pensée ne cessait de se dilater et de s’engrosser afin de remplir un vide - l’abîme entre la fulgurance de la sensation et l’usure du temps, entre la promesse de l’art ou de l’amour et son accomplissement.
Sean J. Rose