Parce que c'est lui. Bienheureux celui qui peut se flatter d'avoir inspiré à une femme, la sienne, Isabelle, son épouse depuis 1995 et la mère de son fils Antoine, un pareil livre. Non seulement c'est une déclaration d'amour, envers et contre tout, notamment ses infidélités de « polygame », mais aussi une espèce de biographie modeste, en creux, sans dates et presque sans noms. Lui-même, le héros, Régis, n'étant jamais nommé. Pour couronner le tout, l'autrice invente pour son projet inédit une forme originale. Une espèce de pointillisme, de sfumato, avec un recours appuyé au futur dans le passé. « L'homme sera... » Et sans rien révéler ni dévoiler réellement, sauf vers la fin de l'ouvrage où sont évoquées Simone (Signoret), Clara (Malraux) et sa fille Florence, grande amie de Régis, et Edmonde (Charles-Roux), pour qui il avait accepté de rejoindre l'Académie Goncourt en 2011. Quatre ans après, il en démissionnera avec fracas, arguant de trop de travail.
À grand renfort d'épithètes (« amoureux », « équilibriste », « mondain », « intellectuel », « sexy » etc.), Isabelle Debray entremêle portrait de son homme, récit intime − elle confie ses vingt ans de moins que lui, parle de sa première fille à lui, Laurence, née en 1976, « une princesse » − et biographie minimaliste. Quelques repères, l'Amérique latine, l'Orient, l'Inde, le passage à l'Élysée comme conseiller au début du premier mandat de « François » (Mitterrand)... Pour les initiés, elle truffe son texte de titres et d'allusions à l'œuvre abondante et diverse de son prolifique époux, et elle conclut qu'il est « l'un des hommes incontournables de son siècle ». L'amour n'est pas toujours aveugle, c'est sans doute vrai.
Dans les derniers chapitres de ce court récit, le style change sensiblement. Lapidaire jusque-là, il s'étoffe, se déploie. Des prénoms apparaissent, comme Imrad, la réalisatrice orientale marraine de son fils ; on devine d'autres présences : Joan Baez ? Et Isabelle finit par s'adresser à Régis, en le tutoyant, pour dresser une espèce de bilan de son parcours : son amour de l'écriture avant toute chose, avec celui de ses deux enfants.
Maintenant qu'il s'est quelque peu éloigné du débat politique et qu'il passe moins de temps rue de l'Odéon que dans sa campagne normande, Régis Debray se consacre essentiellement à l'écriture, publiant des livres, essais, recueils d'articles, à un rythme intense. On aimerait savoir si Isabelle l'a informé de son projet, si elle lui a fait lire son livre. Et ce qu'il en a pensé. « De quel homme tu parles, il y en a plusieurs », lui fait-elle dire à un moment. On le voit bien ronronner d'aise, comme un matou chartreux, avec qui notre homme semble partager une qualité : pouvoir vivre neuf vies. La première est déjà bien remplie.
Dans l'ombre
Mercure de France
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 11 € ; 68 p.
ISBN: 9782715263307