Avec la complicité de l'écrivain et traducteur franco-américain Philippe Aronson, Ivan Nabokov, grand éditeur de littérature anglo-saxonne durant près de quarante ans, raconte ses souvenirs avec beaucoup d'humour et d'autodérision, vertu très british bien qu'il soit russo-américano-français.
La vie d'Ivan Nabokov ressemble à un roman d'aventures. Il est né en 1932, en Alsace, par hasard, parce que ses parents, des émigrés russes désormais apatrides, séjournaient dans le château d'un de leurs nombreux, riches, et secourables amis. Son père Nicolas était un compositeur qui deviendra célèbre, et qui a mené une vie de patachon. Sa mère, Natalia, une princesse Shakhovskoy. Leurs familles avaient tout perdu à la Révolution. Ils se sont rencontrés et mariés à Bruxelles. Ivan connaîtra une jeunesse cosmopolite et voyageuse, entre la France, l'Allemagne, et les États-Unis, parlant le français et l'anglais, mais pas le russe. Athée, il ne retournera dans son pays d'origine qu'en 1979, pour une foire du livre ! Dans cette famille hors-norme, il y avait aussi, bien sûr, l'illustre et « pervers » Vladimir, cousin de Nicolas.
Ivan, qui s'intéresse à la littérature, la musique, la peinture, la danse, au théâtre, migre aux États-Unis avec sa mère, séparée, et devient citoyen américain en 1939. Il y suivra de brillantes études, jusqu'à Harvard, et vivra comme un enfant gâté en brillant dilettante. Jusqu'à son installation à Paris, en 1954. Il y rencontre la femme de sa vie, Claude (aujourd'hui décédée), fille du ministre gaulliste Louis Joxe, petite-fille de l'éditeur et écrivain Daniel Halévy, descendants de l'horloger Bréguet. Ils se marient à New York, en 1957, selon le rite orthodoxe et s'installent place Dauphine, dans l'immeuble de la famille. Ils n'en bougeront plus. Un peu par hasard, il devient l'attaché de presse de Jimmy Goldsmith, passe au comité de lecture de Robert Laffont, puis chez Delpire et au Reader's Digest, responsable de la non-fiction. Et puis, en 1978, il entre chez Albin Michel, comme directeur du domaine étranger. Il y révèle notamment Stephen King, Mary Higgins Clark ou Nadine Gordimer. Dix ans plus tard, les frères Christian et Jean-Manuel Bourgois l'entraînent dans le groupe des Presses de la Cité, à nouveau responsable de la littérature étrangère. Juste à temps pour publier Les versets sataniques, de Salman Rushdie, chez Christian Bourgois, ou encore Toni Morrison. Après quoi, il entrera chez Plon, pour créer la prestigieuse collection « Feux croisés », où il continuera de publier Salman Rushdie, ou bien Donna Tartt, jusqu'à son départ en 2006.
Mêlant vie privée et vie professionnelle, sur un mode à la fois plaisant et passionné (sa haine de Trump, par exemple), fourmillant d'anecdotes, Ivan Nabokov, qui a connu tout le monde, ne cherche pas à poser pour la postérité. À 88 ans, malgré les deuils et les soucis de l'âge, il conserve son humour, son élégance, et ce côté flambeur, au fond tellement russe.
Ivan Nabokov, Philippe Aronson, La vie des gens et autres effets secondaires, Les Escales. Mise en vente le 7 janvier.
EXTRAITS
Des débuts en fanfare
« Suite au décès de René Julliard en 1962, Jean Lambert avait installé Robert Laffont dans des locaux place Saint-Sulpice qu'ils ont occupés des années. Des bureaux exigus, sauf celui de Laffont, qui s'était octroyé un grand espace. Lorsque je m'y rendais, je m'installais dans celui de Jean Rosenthal, qui n'était présent qu'à mi-temps, puisqu'il se consacrait déjà à la traduction.
Très vite, j'ai eu à faire un rapport de lecture sur un roman qui m'a semblé très mauvais. Et je n'ai pas hésité à le dire, par écrit puis à la réunion du comité de lecture. Malheureusement, il s'agissait de The Graduate, Le Lauréat, le roman de Charles Webb qui est ensuite devenu le film culte avec Dustin Hoffman et la fameuse bande-son de Simon & Garfunkel... Jean-Pierre Vivet, ancien journaliste à Combat (et futur fondateur de Livres Hebdo) qui siégeait au conseil d'administration et au comité de lecture lui aussi, un homme avec lequel je suis devenu ami, s'est bien moqué de moi par la suite. Chaque fois qu'il pouvait ressortir l'histoire de The Graduate et de mon instinct d'éditeur né, il ne s'en privait pas. »
Premiers succès chez Albin Michel
« Lorsque la traduction du premier roman de Mary Higgins Clark a été prête, je me suis aperçu que le tirage prévu était de seulement cinq mille exemplaires. J'ai pensé : personne sauf moi ne l'a lu dans la maison. J'ai donc encouragé mon nouveau patron, Francis Esménard, à le lire aussi vite que possible. Et il est parti ce week-end-là avec un jeu d'épreuves. Mon intuition s'est révélée bonne. Il a lui aussi été emporté jusqu'à pas d'heure. Aussitôt, il a revu le tirage à la hausse et décidé de lancer le livre différemment. Pour ce faire, il a inventé le bandeau Spécial Suspense et la couverture blanche qui ont assis l'identité de cette collection, et il a assorti l'ouvrage d'un avertissement, d'abord aux libraires, puis ensuite aux lecteurs, dans lequel il leur promettait quasiment de les rembourser s'ils étaient déçus par ce que nous avons appelé La nuit du renard. Au final, Albin Michel a vendu plus de 400 000 exemplaires de ce titre !
Quelque temps plus tard, c'est encore Mary Kling qui m'a très fortement suggéré d'acheter les droits français d'un auteur dont les ventes des quatre premiers romans publiés en France avaient été décevantes, mais dans lequel elle croyait pourtant énormément : Stephen King. Esménard - que tout le monde dans la maison appelait Francis tout en le vouvoyant - est un parieur et un compétiteur. Il a été vice-champion de France de tennis, et comme les meilleurs joueurs de cartes, il sait gagner. Lorsqu'avec Mary Kling nous lui avons parlé de l'auteur, il n'a donc pas hésité à mettre le paquet : il a signé pour cinq livres - c'était encore un coup de poker, et qui a connu le succès que l'on sait. »
Le souffle de Marlene
« J'ai également récupéré chez Albin Michel le manuscrit des Mémoires de Marlene Dietrich. Son livre était tellement mauvais, tellement plein de mensonges qu'on ne savait pas trop quoi en faire. Mon prédécesseur en avait acquis les droits avant même qu'il ne soit écrit. Dietrich m'a écrit à plusieurs reprises, me flattant, parlant de Vladimir, de Nicolas. Elle habitait avenue Montaigne, avec sa fille. Celle-ci a raconté qu'à la fin de sa vie, Dietrich faisait ses besoins dans du papier aluminium qu'elle l'obligeait ensuite à jeter dans les poubelles publiques de Paris.
Un jour, le téléphone a sonné, j'ai décroché et entendu... un souffle.
J'ai dit :
- Madame Dietrich ? Voulez-vous qu'on parle de votre livre ? Voulez-vous qu'on se voie ?
Au bout du fil, quelqu'un respirait... soupirait...
- Madame Dietrich ? ai-je répété.
Clic.
Elle avait raccroché.
D'après Dietrich, Hemingway avait affirmé qu'elle était une natural born writer ; voilà pourquoi elle avait décidé d'écrire elle-même ses Mémoires. Thanks, Ernie ! Pour ma part, j'avais au moins deux personnes en tête qui auraient pu les écrire pour elle. Gore Vidal était l'une d'elles - Dietrich aurait accepté, c'est sûr. Et le texte aurait été d'un tout autre acabit. J'ai oublié qui était l'autre.
Selon son agent new-yorkais, Dietrich aurait eu une longue histoire avec Édith Piaf. Ce qui n'apparaît absolument pas dans le livre. D'ailleurs, lorsqu'on le lit, on pourrait croire que Marlene Dietrich n'a jamais forniqué avec personne, ni homme ni femme.
Quoi qu'il en soit, nous nous sommes assis sur l'à-valoir, et avons laissé filer les Mémoires de Dietrich, que Grasset a finalement publiées, naturellement sans succès. »
Portrait de Sir V. S. Naipaul
« Vidia avait une mémoire photographique. Il connaissait de nombreux passages de Gibbon par cœur, et les citait volontiers. Pour Vidia, Gibbon était le plus grand styliste de la langue anglaise. J'ai passé pas mal de temps avec Vidia. J'ai connu ses deux femmes. Nous nous sommes retrouvés à quelques reprises dans le sud de la France ; et chez lui dans le Wiltshire en Angleterre. Il entretenait une curieuse amitié avec Anthony Powell, écrivain lui-même et proche d'Evelyn Waugh. Un jour, avant de m'emmener déjeuner chez lui, Vidia m'a annoncé :
- En arrivant, Anthony sera en tablier, spatule en bois à la main, et il dira fièrement : "Vidia, je vous ai préparé un curry aux légumes".
En arrivant, Anthony Powell, spatule en bois à la main, nous a accueillis en annonçant fièrement :
- Vidia ! Je vous ai préparé un curry aux légumes !
Powell louait les livres de Vidia, écrivait des papiers positifs ; probablement sans jamais l'avoir lu. Vidia n'a lu Powell qu'après sa mort, et effaré par l'écriture de son ami défunt, il a déclaré que s'il avait su à quel point il écrivait mal, il n'aurait peut-être pas pu être ami avec lui. »
Le style de Nadine Gordimer
« Nadine Gordimer était un très bon écrivain, mais elle avait, hélas, une idée très arrêtée sur son style. Et surtout sur la manière dont il fallait la traduire en français. Elle tordait le cou à la syntaxe en anglais, et elle entendait que la traduction française malmène la langue de la même façon. Nadine était stylistiquement inventive, le contraire de Vidia qui écrivait toujours des phrases simples, déclaratives, parfaitement calibrées. Nadine, qui était politiquement correcte, prenait Vidia pour un affreux fasciste, mais c'est une autre histoire.
Nadine avait aussi une certaine prétention. Et deux fois hélas, elle avait une amie qui connaissait le français, et qui relisait toutes nos traductions (il faut toujours et pour toutes sortes de raisons se méfier des amis d'auteur qui affirment connaître le français.).
Nadine brillait surtout dans ses nouvelles - ce qui pose naturellement un problème au niveau des ventes, en France du moins. Nadine change tout le temps d'atmosphère. Elle est surprenante.
Le roman de Nadine, Le conservateur, qui lui a valu le Booker Prize en 1974, évoque l'existence d'un homme de droite, opposé à l'abolition de l'apartheid, et qui finit seul. C'est très beau. Je dirais même que c'est son chef-d'œuvre.
Clancy, auteur costaud
« J'ai lu tous les auteurs que j'ai publiés - à l'exception de Tom Clancy. Franchement, il était illisible. Je l'ai acheté à Francfort ; son premier roman, Octobre rouge avait eu un énorme succès aux USA, parce que Reagan en avait parlé. Les droits étaient détenus par la Naval Institute Press. Je suis allé les voir sur leur stand, et comme il n'y avait personne, j'ai laissé un message. Aucun autre éditeur français n'était sur le coup. Ils m'ont très vite appelé. J'ai dit :
- Combien voulez-vous ?
- Cinquante mille, m'ont-ils répondu.
- Banco.
Ce roman est encore disponible. Et toujours illisible. J'avais trouvé pour le traduire quelqu'un qui connaissait la marine. Je l'ai rencontré, Tom Clancy. Il était plutôt sympa, costaud et riche. »
Salman Rushdie et ses Versets sataniques
« Dès sa sortie en anglais, en septembre 1988, LesVersets sataniques avait suscité l'ire des musulmans un peu partout dans le monde. Il y avait eu des autodafés dans le nord de l'Angleterre, des menaces de mort. De surcroît, Salman avait donné un entretien à un journal indien dans lequel il proclamait son athéisme, ce qui faisait de lui, en tant que musulman de naissance, un apostat. Selon l'article en question, LesVersets sataniques était "une attaque sans équivoque contre le fondamentalisme religieux". En décembre 1988, Christian Bourgois a remporté les enchères du livre en France ; et deux mois plus tard, l'ayatollah Khomeyni, a lancé le jour de la Saint-Valentin une fatwa contre Salman Rushdie.
Tout le monde avait beaucoup parlé des Versets avant même sa publication, mais personne n'y avait flairé un quelconque danger idéologique. Ni Sonny Mehta, qui avait voulu l'acheter pour Knopf, ni Peter Mayer, qui avait finalement remporté les enchères aux États-Unis (pour deux millions de dollars), et l'avait sorti chez Penguin Press. Personne.
Après coup, je me suis dit qu'il aurait été judicieux de faire lire les Versets par un spécialiste de l'islam, mais sur le moment il fallait faire vite : Jean Guiloineau avait à peine commencé la traduction française des Versets que Salman était déjà condamné à mort. »
La vie, les gens et autres effets secondaires : souvenirs d'un distrait
Les Escales
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 19,90 € ; 176 pages
ISBN: 9782365695282