La pléiadisation d’un écrivain de son vivant est, depuis les débuts de la collection dans les années 1930, une entreprise aussi rare - quinze auteurs en tout, de Gide à Jaccottet, en passant par Malraux, Claudel, Yourcenar, Gracq ou Kundera - que particulière. Impossible de mener à bien le chantier sans lui demander son aide, donc son autorisation. On se souvient encore de Saint-John Perse organisant, en 1972, sa "Pléiade" comme un tout fini, un monument à sa gloire, et n’hésitant pas, pour ce faire, à caviarder certaines lettres pas assez élogieuses…
Rien de semblable, naturellement, chez l’écrivain suisse romand, né en 1925. Le maître d’ouvrage, José-Flore Tapy, chercheuse au Centre de recherches sur les lettres romandes de l’université de Lausanne, avait déjà travaillé avec Philippe Jaccottet pour l’édition de ses correspondances avec Gustave Roud et Giuseppe Ungaretti (dans "Les cahiers de la NRF"/Gallimard). Elle salue "la confiance" qu’il lui a accordée, ainsi qu’à son équipe, et aussi son "implication".
L’écrivain, dont la critique s’accorde à noter la "transparence" de l’écriture, sa simplicité apparente - fruit, ainsi que le démontrent les manuscrits montrés et étudiés ici pour la première fois, d’un énorme travail de correction, de réduction, d’élagage -, a ainsi souhaité que les avant-propos, préface, notes et notices de son volume ne soient jamais "jargonnants". Le lecteur lui en sait gré. D’autre part, c’est lui qui a décidé, son œuvre n’étant pas achevée puisqu’il est encore de ce monde, et une intégrale ayant nécessité plusieurs volumes, d’établir une sélection d’Œuvres, poésie et prose mêlées.
On n’y trouvera donc pas ses poèmes de jeunesse, sauf un, Requiem de 1947, dans les Appendices. Ni ses deux pièces de théâtre, Perceval et La lèpre (1944 et 1946), dont il ne reste aucune trace. Pas plus ses récits de voyage, l’autobiographique Cours de la Broye, ni ses essais critiques. L’écrivain a préféré privilégier la partie "création". Quant à son intervention, elle va jusqu’à des commentaires, glissés dans la chronologie fort détaillée, à quoi il tenait beaucoup. Par exemple, à propos de la disparition de son théâtre : "heureusement", dit Jaccottet.
Voilà donc, de L’effraie et des sonnets classicisants de 1953 jusqu’aux courtes pages inédites de Couleur de terre, écrites en 2009, un long parcours, résultat d’une féconde "expérience poétique", une œuvre-monde même si elle paraît en marge de l’autre, le "réel". Pas tant que cela, d’ailleurs. Même si l’entrée dans la "Pléiade" est comparée à un pas vers l’immortalité, Philippe Jaccottet n’en est pas dupe. Dans ses derniers écrits, il prend soin de saluer tous ses morts. Comme son ami le poète André du Bouchet, dans Truinas le 21 avril 2001, date de ses obsèques, texte paru en 2004. Hommage et méditation, et, transcendant toutes choses, la poésie : "La rencontre, à peu près impossible à dire, de la neige sur les fleurs commençant à s’ouvrir des pommiers ; touches de rose dans tout ce blanc. " J.-C. P.