Livres Hebdo - En 1988, l’annonce du projet de grande bibliothèque voulue par François Mitterrand a complètement bouleversé le destin de la Bibliothèque nationale où vous aviez entamé votre carrière en 1972. Quel était le contexte de l’époque ?
Jacqueline Sanson - La déclaration du président de la République a été un véritable coup de tonnerre. A l’époque, nous attendions une révolution technologique qui tardait à arriver mais nous sentions bien que nous étions au début d’une ère nouvelle. L’année précédente était paru le rapport d’un haut fonctionnaire, Francis Beck, très sévère sur la Bibliothèque nationale qui en dénonçait les lourdeurs et l’immobilisme. La BN a réagi et s’est lancée avec Emmanuel Le Roy Ladurie dans une politique active de modernisation, par exemple le projet de BN bis. Le chantier de la grande bibliothèque du président Mitterrand et l’installation sur le site de Tolbiac ont constitué les années suivantes une véritable transfiguration de cette institution.
Quels étaient les grands principes du projet ?
Cela a d’abord été l’ouverture et en particulier l’ouverture à tous les champs de la connaissance. On reprochait à la Bibliothèque nationale d’être trop centrée sur les sciences humaines. Dans les premières années de la BNF, nous avons donc fait des acquisitions dans une perspective encyclopédique, en renforçant notamment les livres en langues étrangères et les sciences dures. Cela s’est également traduit par la création de nouveaux services, en particulier la coopération accrue avec les autres bibliothèques (pôles associés), le développement d’une offre culturelle très importante avec une forte politique d’accompagnement des publics et des actions pédagogiques.
Une autre des grandes nouveautés du projet était l’élargissement des publics, qui avait d’ailleurs contrarié une partie des chercheurs à l’époque. Qu’en est-il aujourd’hui ?
C’était en effet nouveau, et en même temps ce projet reprenait une tradition ancienne qui avait été oubliée. En effet, jusqu’en 1930, la salle ovale a été conçue pour être une salle publique ouverte à tous avant d’être finalement destinée à la consultation des périodiques. La Bibliothèque nationale était alors devenue réservée à une élite, faute de place pour les chercheurs. Le fait d’avoir deux espaces distincts, l’un pour les chercheurs, l’autre pour le grand public, comme c’est le cas à la BNF, est, je crois, unique au monde dans une bibliothèque nationale. Aujourd’hui, la diversification des publics reste un combat quotidien indispensable car nous avons une mission de démocratisation du savoir. Une bibliothèque qui ne va pas chercher ses lecteurs est une bibliothèque qui stagne. C’est également vrai pour la communauté scientifique qu’il faut continuer à conquérir. Il faut lutter contre l’idée que tout est accessible en ligne et qu’une bibliothèque, même nationale, ne serait plus indispensable. Il faut rappeler que tout n’est pas en ligne, et encore faut-il être capable de trouver l’information. C’est pour cela que nous organisons maintenant des ateliers sur des recherches documentaires thématiques. Autrefois, une recherche commençait dans la salle des catalogues, qui était le véritable poumon de la bibliothèque, et se poursuivait en salle de lecture. Désormais, elle commence le plus souvent sur Internet.
Est-ce que cette volonté d’ouverture a conduit à un nouvel équilibre entre les missions de conservation et de communication des collections ?
L’équilibre à trouver n’est pas entre la conservation et la valorisation des collections, qui font partie l’une comme l’autre de notre cœur de métier, mais un équilibre entre ces missions essentielles et les frais de gestion d’un bâtiment aussi vaste et complexe que celui de la BNF avec toutes les contraintes qui y sont attachées.
Ce bâtiment, comme le montrent encore les incidents récents, a toujours été difficile à vivre. Est-ce en raison d’une concertation insuffisante à l’époque avec les professionnels de la conservation ?
Je ne dirais pas que ce projet a été conçu sans les professionnels. Mais il s’est appuyé sur un programme léger, en fait une esquisse de programme, et le choix du bâtiment s’est fait à partir de ces premiers éléments. Le programme a été étoffé après coup, contrairement à ce qui se fait habituellement. C’est un très beau bâtiment mais qui n’a pas finalement été réalisé tel que prévu à l’origine. Sa destination a été modifiée ; onze millions de volumes y ont été transférés au lieu de trois. Les passerelles extérieures entre les tours ont été supprimées et l’ajout de volets a privé l’ensemble de la transparence voulue initialement par l’architecte Dominique Perrault. Mais ce dernier voulait un lieu symbolique et je pense qu’il l’est.
Le contexte économique a également évolué. Les partenariats public-privé passés par la BNF pour la numérisation de certains fonds et qui ont été assez décriés sont-ils aujourd’hui incontournables dans la gestion financière d’un grand établissement public culturel ?
Sans aucun doute. Le programme des investissements d’avenir est pour nous un complément bienvenu, qui a de plus un effet de levier sur l’activité économique et l’emploi. Ce qui serait choquant, c’est que ce type de financements élimine les subventions classiques. Or, ce n’est pas le cas. L’investissement public dans la politique de numérisation de la BNF est très important. Les partenariats privés n’en représentent qu’une petite partie et sont consacrés à des actions que nous n’aurions pas menées sans cela, ou pas aussi rapidement. Par exemple, la BNF avait la capacité de numériser 20 000 livres anciens en dix ans. Grâce à notre partenariat, ce sera 70 000 en six ans. Même chose pour les documents sonores.
La BNF, c’est aussi le site Richelieu. Où en est le projet de rénovation ?
La force du projet de la BNF a en effet été de considérer que cette institution restait une et indivisible, même si elle se partageait désormais entre deux sites principaux. J’ai été dès le départ enthousiasmée par le projet de Tolbiac, mais dans le même temps je dois avouer que j’étais assez inquiète de l’avenir du site Richelieu qui perdait ses imprimés et qui se trouvait dans un état préoccupant. Aujourd’hui, ce dernier bénéficie d’un très beau projet, ce qui ne peut que me réjouir, moi qui ai commencé ma carrière au département des Estampes. Il consiste dans la rénovation de ses bâtiments historiques et dans le renforcement d’un pôle de recherche avec toutes les collections spécialisées, estampes, cartes et plans, les manuscrits, ainsi que le département de la Musique. Ce qui sera nouveau, c’est la forte dimension culturelle avec une galerie des trésors qui présentera en alternance les éléments les plus précieux des collections. L’autre nouveauté sera la création d’un parcours qui donnera au grand public la possibilité de voir les coulisses de la bibliothèque et ainsi d’approcher certains espaces auxquels il n’a pas accès habituellement.
Au final, la BNF est-elle cet établissement d’un genre entièrement nouveau qu’avait souhaité le président François Mitterrand en 1988 ?
Je pense que la Bibliothèque nationale de France d’aujourd’hui est en effet une bibliothèque d’un genre nouveau. La dématérialisation des collections s’est effectuée à un niveau qui n’avait pas été envisagé à l’origine du projet. Aujourd’hui, elle est totalement hybride avec toujours ses collections physiques comme socle et l’accès à distance qui s’est développé de façon extraordinaire. On a récemment mis en ligne la base sur les reliures, on a numérisé les médailles et les estampes. Désormais, tous les travaux scientifiques aboutissent à une version numérique, c’est incontournable. Ce que nous a appris la nouvelle bibliothèque, c’est qu’on peut s’inscrire dans la tradition, respecter les fondamentaux tout en étant en perpétuelle évolution. Aujourd’hui, les bibliothèques doivent être en alerte constante. Le temps des choses définitivement acquises n’est plus de mise.