Avant-critique Roman noir

Maître-enchanteur. « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose » avançait le philosophe anglais Francis Bacon dès 1623, bien avant l'ère des fake news donc. 1962 : on n'en est pas encore là, mais l'art de la médisance a déjà bien pris ses aises en quelques siècles. L'arme s'affûte et devient potentiellement fatale, comme les femmes du même bois. Marilyn Monroe en tête, partie le 4 août de cette année 1962, ce triste samedi que James Ellroy érige en pierre angulaire de ses Enchanteurs. Et c'est Freddy Otash, l'ancien flic véreux, pourvoyeur de ragots lucratifs, garde du corps ou adjoint à la sécurité publique, maître-chanteur notoire et on en passe, qui raconte. L'ordure un jour, l'ordure toujours, défavorablement connue de nos services depuis Panique générale et autres déplorables apparitions antérieures, soliloque à tout-va au rythme de ses poings, gantés et lestés de plomb, comme il les affectionne. Autant dire que c'est un pro du débinage qui nous relate cet enchevêtrement de clabauderies, d'intérêts contraires et d'hostilités, prompts à détruire l'autre, voire à le/la pousser au suicide, par haine ou par jeu. Quiconque gêne est sali par des tornades de rumeurs et d'intimidations. Marilyn gêne. Les Kennedy gênent. Du coup, moins insupportable, moins égoïste qu'hier, le Freddy narrateur en deviendrait presque sympathique au beau milieu de cette curée néfaste. Et c'est à lui, subitement monté en grade, qu'incombe la charge d'enquêter, d'éluder, de dissimuler, de divulguer. Tout cela à la fois, pour protéger les Kennedy, voire se protéger des Kennedy, les intimider ou profiter de leurs faiblesses de chauds lapins. Bref, c'est le boxon. Mais, au top dans son job de privé vénal (un pléonasme ?), Freddy barbote au centre des scènes obscènes et du marigot politique avec l'aisance d'un carnassier mis en appétit par les bancs de friture. Les méthodes sont coupables mais notre plaisir est délectable, servi sur un plateau, de tournage bien sûr, par un auteur au top également. Résultat des courses : Marilyn est minable et détraquée. Ça n'arrange pas les affaires d'Hollywood mais inonde de beurre les épinards de ses simples zoïles ou ennemis plus hargneux. Même les syndicats corrompus paient pour la faire tomber de son piédestal et faire tanguer les Kennedy dans la foulée. En spectateur, on se régale, entre tournures de haut vol et éclairs de vulgarité bienvenus. Le capharnaüm généré par Ellroy est opaque, sombre comme une nuit sans lune, mais se laisser dériver au gré des vagues du L.A. « confidential » et crasseux est un bonheur. Tour à tour chef d'orchestre ou dindon de la farce policière, Freddy Otash accompagne dans leurs chutes stars et starlettes, la dénommée Gwen Perloff en tête, 36 ans déjà et abonnée aux rivières de série B sans retour au sommet. Celle-ci aussi disparaît, kidnappée, puis libérée, délivrée... Le refrain sonne faux. Même les tabloïds s'en méfient, à moins d'être largement rémunérés pour écrire leurs articles sous la dictée des instances dirigeantes. Tout le monde instrumentalise tout le monde. Les écrans de fumée se mêlent à ceux du cinéma. Cambriolages, enlèvements, suicides, écoutes illégales, chantages, impostures : Les enchanteurs, voire « Les enfumeurs », malaxent vérités établies et extrapolations fictionnelles en un mitraillage sans merci. On en sort groggy, mais enchanté.

James Ellroy
Les enchanteurs
Rivages
Traduit de l’américain par Sophie Aslanides et Séverine Weiss
Tirage: 75 000 ex.
Prix: 26 € ; 672 p.
ISBN: 9782743664077

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