(suite du premier épisode à lire ici)
Stephen James Joyce, le petit-fils de James, est décédé le 23 janvier 2020. C’est l’occasion de revenir sur le rôle et les toquades d’un ayant-droit caricatural, ayant combattu tous les spécialistes du génie irlandais.
Lorsqu’il perdit temporairement le contrôle des droits sur l’œuvre de son grand-père, au début des années 1990, Stephen Joyce parvint à convaincre la Bibliothèque nationale irlandaise de lui confier la correspondance familiale de Joyce. Pour quoi faire ? Dans la mesure où il empêchait quiconque d’y avoir accès, les savants s’inquiétaient de ce que le diable d’homme avait pu en avoir en tête. Certains mauvais esprits allaient jusqu’à s’imaginer qu’il l’avait tout bonnement détruite.
Canular et rognons
La liste des avanies auxquelles la communauté scientifique a été confrontée est longue. En 1997, l’héritier s’en prend à Danis Rose, universitaire irlandais qui envisageait de publier une nouvelle édition critique d’
Ulysse, décrivant son travail comme l’un des «
canulars littéraires du siècle ». Un procès est engagé dans lequel la succession engloutit environ 100 000 dollars. En 2002, le tribunal donne raison à l’héritier. À la même époque, celui-ci s’emploie à faire obstacle – dans le texte : il s’y « oppose catégoriquement » – à un autre universitaire, américain celui-là, lui aussi désireux d’apporter sa touche à l’exégèse joycienne en publiant sa propre édition critique. Ecœuré, l’intéressé, John Kidd, renoncera à son projet et ne l’achèvera jamais.
Puis il y eut le fameux centenaire du Bloomsday, en 2004, à l’occasion duquel Stephen Joyce donna toute la mesure de sa capacité de nuisance. Pour cet anniversaire littéraire particulier du 16 juin, la ville natale de James Joyce n’avait pas lésiné. Vingt-cinq mille saucisse de porc, vingt mille rognons, douze mille cinq cents tranches de bacon, dix mille tomates et quinze mille petits pains accompagnés de cinq cents kilos de beurre devaient composer le… petit déjeuner. Ici, les parentés du roman de Joyce avec l’œuvre de Rabelais prennent toute leur saveur. Une dizaine de milliers de personnes en costume d’époque, c’est-à-dire du début du XX
e siècle, allaient refaire les pérégrinations nonchalantes de Bloom et de Stephen Dedalus dans la capitale irlandaise, où des expositions, projections de films, séminaires et conférences, concerts et spectacles de rue allaient ponctuer cette première journée de réjouissances autour de Joyce – longtemps tenu pour infréquentable par son très catholique pays – qui allaient se prolonger au long de cinq mois.
Ce genre d’événement attire inévitablement les troubles-fêtes. Celui-ci ne dérogea pas à cette règle proverbiale. Avant que ne se profile davantage l’ombre de l’héritier, mentionnons celle de Roddy Doyle, non moins glaciale pour tous les thuriféraires de l’auteur de
Finnegans Wake, mais animée de motivations très différentes. Le très populaire auteur irlandais de la trilogie de Barrytown (
The Commitments,
The Van,
The Snapper), lauréat du Booker Prize en 1993, se fendit cette année-là, en 2004, d’une diatribe contre le monument irlandais commémorant le jour de sa mort (2 février 1941). Pour lui,
Ulysse est «
surestimé et surtout très long ». La suite n’est pas beaucoup plus consistante – «
Les gens le placent toujours parmi leurs dix livres favoris, mais je ne pense pas qu’une seule personne ait jamais été vraiment émue par ce livre. » –, et, au vu de leur affluence, les participants aux vastes agapes qui eurent lieu six mois plus tard ne furent visiblement pas davantage troublé par ce que Roddy Doyle pensait du rendez-vous annuel : «
La prochaine fois, ils serviront des Happy Meals spécial Joyce ». Les racines de son amertume semblent être à rechercher dans la difficulté que lui et ses pairs ont de s’affranchir de l’ombre envahissante de leur prédécesseur, véritable statue du commandeur à lui tout seul. Et il s’en plaint : «
Un auteur de Dublin ne peut pas écrire deux lignes de dialogue sans être comparé à Joyce. Tout se passe comme s’il avait inventé l’accent de Dublin. On a toujours l’impression d’empiéter sur son territoire ou de l’avoir par-dessus son épaule. »
Roddy "l'idiot"
Nul ne peut plaisanter cependant avec un monument national. Une semaine après la sortie de Roddy Doyle contre son illustre compatriote, David Norris, sénateur irlandais et éminent joycien répliquait dans les colonnes du
Guardian : Roddy Doyle est un «
idiot » au «
talent modéré ». Les élus du peuple irlandais ne plaisantent pas avec le patrimoine national, d’autant moins quand celui-ci est une source potentielle de revenus. Et le Bloomsday l’est. La même année, il a donc fallu que ces gardiens du temps montent une seconde fois au créneau afin de faire barrage aux nouveaux tourments imaginés par Stephen Joyce. Alors que la capitale irlandaise était lancée dans les préparatifs de réjouissances destinées à célébrer dignement le centenaire du Bloomsday, prévoyant notamment de dévoiler au public des manuscrits d’
Ulysse dans les salles de la Bibliothèque Nationale irlandaise, l’héritier décida d’entraver le projet de l’institution. Stephen Joyce voulait interdire l’exposition au nom de son droit exclusif d’exploiter l’œuvre de son grand-père. La Bibliothèque Nationale avait déjà engagé d’importantes dépenses, elle s’insurgea contre ce qu’elle considérait comme de l’abus de pouvoir, sollicita l’arbitrage des pouvoirs publics, et reçut le soutien du Parlement. Les élus irlandais légiférèrent en urgence et adoptèrent un amendement destiné à passer outre les exigences de l’ayant droit – la mesure adoptée est conçu pour faire exception à la protection accordée par le droit d’auteur lorsque les œuvres sont utilisées dans le cadre d’expositions publiques.
Stephen Joyce avait perdu une bataille, il en gagna toutefois d’autres, puisque, cette année-là, les mises en scène d’extraits de l’œuvre joycienne qui devaient égrener le Bloomsday furent annulés à la suite d’une autre action en justice dont le petit-fils menaça le gouvernement. Par ailleurs, un théâtre qui avait prévu de monter
Les Exilés dut faire marche arrière devant l’obstination de Stephen Joyce à les en empêcher, toujours pour les mêmes raisons de propriété de l’œuvre ; et Adam Harvey, un comédien qui envisageait de dire sur scène des passages de Finnegans Wake, se retrouva lui aussi dans le collimateur de notre tenace héritier parce qu’il avait appris par cœur des pages du roman de son grand-père, cette seule raison étant déjà constitutive d’un « viol » de ses droits. Quelque temps après avoir à son tour jeté l’éponge, Adam Harvey apprit que le droit ne fournissait à Stephen Joyce aucun moyen pour entraver sa performance. Quand il le sut, il était néanmoins trop tard.
Une arme thésarde
Ce qui semblait animer principalement Stephen Joyce dans ce combat contre la meute de parasites qui voudraient s’accaparer l’œuvre de celui qu’il appelait affectueusement
nonno (« grand-père » en italien), ou fouiller dans sa vie privée, c’était la préservation de la « pureté » du travail de l’écrivain, et la protection, justement, de sa vie privée, déjà en grande partie « maltraitée ». Il disait ne pas voir – c’est un exemple parmi d’autre, tient-il à préciser – ce que les deux cent soixante-et-un ouvrages de critique joycienne enregistrés dans le catalogue de la Bibliothèque du Congrès pouvaient ajouter à l’héritage laissé par son grand-père. À son sens, la plupart des savants qui travaillent sur Joyce étaient des opportunistes plus intéressés par leur propre gloire que par le désir de mieux faire connaître l’objet de leur prétendue admiration. Au contraire, leur glose, «
leurs conneries », disait-il, ne faisait qu’augmenter le sentiment général que son grand-père est un auteur difficile, sinon hermétique. D’ailleurs, Patrick Kavanagh, l’un des écrivains et poètes irlandais qu’admirait le plus Stephen, a pour particularité de s’être un jour interrogé dans un poème sur ce qui «
avait tué Ulysse ». «
L’arme qui fut utilisée, dit-il, c’était une thèse à Harvard ».
Peut-être faut-il chercher dans ce sentiment solidement chevillé au corps de l’héritier les clés de son obsessionnelle vigilance. Sa découverte de l’œuvre joycienne s’est faite sur le tard, et encore n’est-elle apparemment que partielle. Il dit avoir été longtemps intimidé par le monument littéraire que représentait son grand-père, notamment à cause de cette envahissante glose universitaire, et que, lorsqu’il s’est décidé à lire
Les Gens de Dublin, puis
Portrait de l’artiste en jeune homme et enfin
Ulysse, qui, à son sens, constituent ensemble un roman de formation, il s’est aperçu que son aïeul n’était pas du tout «
l’écrivain difficile qu’“ils” disaient être. » Et puis il y a la façon, qu’il qualifiait de profondément indigne, dont son grand-père fut traité par son propre pays. À sa mort en pleine guerre mondiale, racontait-il, l’Irlande n’a envoyé aucun représentant assister à son enterrement. Nora, sa veuve, avait fait une demande officielle en vue de transporter le corps pour l’inhumer dans sa terre natale, ce que le gouvernement irlandais avait refusé. Résultat, il fut enterré à Zurich, où il était venu mourir après avoir passé un an en France. Cela, «
je ne le pardonnerai jamais », concluait Stephen Joyce.
Despote
Un autre combat du petit fils consistait à défendre l’honneur de son grand-père contre les intrusions plus ou moins bienveillantes des chercheurs dans la vie privée de son grand-père et leur obstination à établir des parallèles entre celle-ci et son œuvre. En 2003, il s’oppose à Eloise Knowlton, romancière et spécialiste de Joyce, qui s’est amusée à imaginer le contenu du petit ouvrage licencieux que Leopold Bloom achète à sa femme, Molly, dans
Ulysse. Le petit-fils qualifie le projet de « vulgaire », comme d’ailleurs quantité d’autres entreprises, universitaires ou littéraires, se rapportant de près ou de loin à l’œuvre de son aïeul.
Interrogés par un journaliste du
New Yorker, auteur d’une importante enquête consacrée à l’énigmatique petit-fils, des chercheurs ont déploré que «
ce qui était autrefois une zone d’exploration et de découverte ressemblait maintenant à un avant-poste de droits d’auteur assiégé. » Pour Robert Spoo, l’un de ces spécialistes, les nouvelles biographies, les représentations numériques de l’œuvre de Joyce, l’analyse de ses manuscrits, de même que, dans une moindre mesure, les travaux critiques, se sont réduits comme peau de chagrin depuis que Stephen Joyce exerçait son despotique empire.
Notons toutefois que Joyce lui-même fut intraitable avec tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, s’enquirent de
toucher à son travail sans y avoir été préalablement autorisés. En 1914, lorsqu’est publié le recueil de nouvelles
Les Gens de Dublin, il rétribue sept avocats à la suite de plaintes relatives à son refus de supprimer des références à des personnes physiques et à des lieux. Il poursuit également un éditeur américain qui s’est aventuré à publier une version pirate d’Ulysse ; et un acteur pour diffamation, après que ce dernier l’a accusé d’être son débiteur. Après sa mort, en 1941, la vigilance de Nora, puis à partir de 1951, année de son décès, de ses deux enfants, Lucie et Giorgio, père de Stephen, se relâche nettement. D’abord parce que Lucie est incapable de faire face à quoi que ce soit, ensuite parce que Giorgio a de sérieux problèmes d’alcoolisme. C’est dans ce contexte que fut mise à la disposition des chercheurs la correspondance de Joyce avec son épouse Nora, une correspondance que l’écrivain avait toujours voulu tenir secrète. Et c’est de cette situation qu’a hérité Stephen.
Nouvelle traduction
Il faut toutefois mentionner que si une nouvelle traduction d’
Ulysse existe en français depuis 2004, parue justement à l’occasion du centenaire du Bloomsday, c’est en partie grâce à Stephen Joyce. Jacques Aubert, maître d’œuvre de l’édition en Pléiade des œuvres complètes de Joyce et qui, en tant que nouveau traducteur, eut la délicate mission de succéder à Valéry Larbaud, le premier à avoir traduit en France ce monument, explique que c’est «
le petit-fils de l’auteur qui a proposé cette nouvelle entreprise de traduction. J’avais moi-même, lors du travail sur les deux volumes de la Pléiade, posé la question. Il y avait certaines raisons de le faire. Ce n’avait pas été toujours très bien reçu, particulièrement par les admirateurs de Valéry Larbaud, mais l’idée était lancée, au point qu’on m’avait demandé d’examiner, à titre de spécimen, certaines pages d’Ulysse. J’avais choisi un épisode et proposé les corrections qui me paraissaient indispensables, et elles étaient nombreuses. Cet épisode, celui des Lestrygons, était marqué par un problème dans l’ordre des mots. C’est à son propos que Joyce dit, en parlant de la difficulté qu’il a eu à l’écrire, en répondant à quelqu’un qui lui disait “vous cherchez le mot juste” : “Les mots, je les ai déjà, ce que je cherche, c’est la perfection dans l’ordre des mots de la phrase.” Il y avait eu là de la part du traducteur une certaine normalisation d’une écriture qui, elle, s’écartait des règles grammaticales habituelles. Cela aboutissait quelquefois à des phrases inachevées, sans verbe, et tout cela ne se retrouvait pas en français. C’est un peu du travail de Joyce sur la langue anglaise qui était escamoté. J’ai essayé de transmettre cet enjeu aux collaborateurs de cette entreprise : ce travail sur la langue, sans équivalent à l’époque, qui a provoqué, au moins autant que certaines scènes, les rejets qu’a déclenché ce livre. »
Aabus du droit d’auteur
Il est peu probable que les détracteurs de Stephen Joyce en aient conçu une quelconque consolation. D’autant que, à côté de cette collaboration exceptionnellement réussie entre des chercheurs français et le petit-fils de l’écrivain irlandais, d
es légions de spécialistes anglo-saxons se navraient en attendant 2012 et l’entrée de l’œuvre dans le domaine public. En 2002, Carol Loeb Shloss, professeur de littérature à Stanford, projette de publier une biographie de Lucie Joyce, fille malade mentale de l’écrivain et tante de son petit-fils. Celui-ci l’apprend, entre en contact avec la téméraire biographe et la menace de poursuites si elle cite dans son livre des extraits sous copyright. En décembre de l’année suivante paraît une version expurgée, après que l’auteur a accepté, sous les pressions de son éditeur et dans le dessein de se soustraire aux poursuites, de retrancher de son texte un certain nombre de passages.
Puis, en 2004, Carol Loeb Shloss tente de publier un bref ouvrage venant compléter ses travaux de recherches, et livre sur Internet les morceaux qu’il lui a fallu supprimer de l’ouvrage originel, apparemment sans avoir prévenu le petit-fils ni s’être préoccupée de recevoir son autorisation. Le subterfuge est modérément goûté par Stephen Joyce, qui déclenche les hostilités, estimant que l’auteur a outrepassé le droit de citation. En réponse, l’avocat de Shloss déposa une plainte contre l’ayant droit pour «
abus du droit d’auteur ». Pour autant, les poursuites engagées par Stephen Joyce reposent sur quelque fondement. Elles visent des hypothèses formulées par Shloss qui paraissent, au mieux, douteuses. En l’espèce, elle insinue que l’écrivain aurait entretenu avec sa fille des relations incestueuses. Quoiqu’il en soit, la justice a tranché en octobre 2009 et a donné raison à… Carol Loeb Shloss. L’héritier a été condamné à verser 240 000 dollars pour abus du droit d’auteur, tandis que les défenseurs du plaignant s’efforçaient de faire valoir qu’exprimer «
sa désapprobation et demander que la vie privée ne soit pas dévoilée n’est pas déraisonnable ».
L’avocat de Carol Shloss nourrissait en tout cas l’espoir que la décision dont a bénéficié sa cliente vaudrait jurisprudence. Le domaine public, puis l’âge de l’ayant-droit, lui ont en fin de compte donné raison. Reste à espérer que les ayants-droits de Stephen Joyce, qui ne jouiront que du droit moral et, surtout, n’ont jamais bénéficié directement de droits d’auteur, n’auront pas hérité de son caractère.