Ne plus se taire. Les lecteurs du précédent thriller de Johana Gustawsson, L'île de Yule, seront tentés de prime abord de jouer au jeu des similitudes. Les morsures du silence s'installe dans le même paysage, l'archipel de Stockholm, et c'est à peine si l'on traverse un bras de mer pour passer de la fictive île de Yule, théâtre de l'enquête de 2023, à la véritable île de Lidingö, où réside actuellement la romancière. Plus loin, la fête de Jól, Noël en vieux norrois, qui servait de cadre au précédent meurtre, s'est transformée ici en Sainte-Lucie. Cette fête de la lumière que l'on célèbre de nos jours le 13 décembre marquait chez les anciens le solstice d'hiver, quand le jour recommence à l'emporter sur les ténèbres. La fête païenne réinvestie par la chrétienté va ici mettre le feu aux imaginations lorsqu'on découvre le corps d'un jeune homme assassiné, le crâne fracassé, vêtu du costume de sainte Lucie : une aube blanche, une ceinture rouge et une couronne garnie de bougies. Cette mort rappelle un meurtre similaire survenu vingt ans plus tôt − comme dans L'île de Yule, à nouveau. Résoudre l'énigme de ces deux meurtres revient donc à enjamber le temps, établir le lien qui les unit entre passé et présent. Une tâche ardue, qui s'alourdit encore tandis que les assassinats se multiplient sur l'île. Cette redondance amène à souligner l'aspect rituel de la mise en scène, laquelle entraîne la conclusion qu'il s'agit d'un tueur en série. Et les similitudes entre les deux romans s'arrêtent là.
L'autrice marseillaise, petite-fille d'un résistant d'Aubagne, qui n'a de suédois que le patronyme Gustawsson, hérité de son mari, renverse totalement l'intrigue à mi-parcours de ce sixième roman, jouant à nouveau et brillamment de l'effet de surprise. Son héroïne, Maïa, une Française qui mène l'enquête aux côtés du policier suédois Aleks, lui permet tout d'abord d'explorer son propre parcours d'expatriée en Suède. Le sentiment d'isolement culturel, le regard porté sur un peuple qui n'est pas sien, qui demeure étranger, hermétique. Puis, Maïa est une femme. Une femme qui porte un regard de femme sur la façon dont se noue l'écheveau des relations entre les personnages, perce les non-dits. Maïa est une mère, aussi. Elle-même a perdu son enfant dans un accident, et depuis elle comprend et console les mères des victimes, scrute chez les enfants des autres cet âge où ils deviennent adultes, avec leur complexité et leurs errances. C'est à travers la finesse de Maïa, et son traumatisme, que Johana Gustawsson nous amène vers le véritable sujet de son roman : les agressions sexuelles ou le viol et la question du consentement. Un cri du cœur que la romancière explique dans les remerciements de l'ouvrage. Elle estime être enfin en âge d'avoir le courage de s'indigner, d'échapper aux « morsures du silence ».
Les morsures du silence
Calmann-Lévy
Tirage: 11 000 ex.
Prix: 20,90 € ; 378p.
ISBN: 9782702188637