Êtes-vous surprises, l'une et l'autre, par les résultats de notre consultation sur le sexisme dans l'édition ?
Julia Kerninon : Non, ce sont des choses que l'on sait depuis longtemps quand on est une femme.
Emmanuelle Richard : Absolument rien ne m'a surprise dans ces résultats. Au contraire, je pense que le chiffre de 61 % des répondants victimes d'au moins un acte sexiste est sûrement en deçà de ce qui existe. Le fait que ce soit une majorité de femmes qui répondent, témoignent et trouvent ça inacceptable, ce n'est pas étonnant. Et le fait que la perception des hommes là-dessus soit que les femmes en rajoutent ne m'a pas étonnée non plus, mais je trouve cela abject en 2021.
Parlez-vous de ces comportements entre autrices, en particulier depuis #metoo et le #metoo de l'édition ?
E. R. : Oui, et de manière générale, les femmes parlent beaucoup plus entre elles depuis #metoo. Julia et moi nous connaissons depuis sept ans, et on s'est toujours signalé les endroits qui ne sont pas sûrs ou les hommes problématiques.
Avez-vous été personnellement témoin ou victime de comportement sexistes ?
E. R. : Mes premiers souvenirs remontent à l'époque où j'étais stagiaire au service marketing dans l'édition d'un grand groupe. J'avais déjà passé un entretien pour une petite maison indépendante où flottait un climat d'ambiguïté malaisant ; j'avais été prise mais j'ai préféré annuler. Il y a un climat permanent de flirt dans la culture française qui me paraît exacerbé dans l'édition parce que les hommes sont habitués à être intouchables. Je me suis déjà vue tenter de recadrer des hommes mais pas à la hauteur de ce que je voulais, parce que c'est un milieu très petit, et que l'on va recroiser ces hommes toute notre vie. Les auteurs deviennent jurés de prix littéraires, les journalistes deviennent auteurs. Il y a la peur constante de blesser l'ego masculin. Lydie Salvayre a déjà raconté comment un journaliste, très élogieux à son début de carrière tout en attendant quelque chose en retour, avait publié un article acerbe sur son travail après qu'elle avait repoussé ses avances. J'ai souvent cet exemple à l'esprit dans ma façon de me comporter. Myriam Leroy, dans son livre Les yeux rouges, raconte très bien cet autocontrôle permanent des femmes, par peur de la colère des hommes, de leur brutalité, de leur vengeance.
J. K. : En tant que femme, on grandit en sachant qu'il ne faut pas énerver les hommes, parce qu'ils auront presque toujours le dessus physiquement. Dans l'édition, un homme sera généralement plus puissant qu'une femme. Alors le risque qu'on court à l'énerver c'est qu'il tue notre carrière. Et on a parfois l'impression d'une sorte de petit salon masculin, un boys club, avec des endroits où les femmes ne sont pas invitées. C'est un sexisme qui me lèse dans mon domaine d'activité, ce qui, à 34 ans, me dérange plus qu'un homme qui regarde mes seins.
E. R. : En ayant fait un certain nombre de boulots non qualifiés, je remarque de manière flagrante ce sentiment d'impunité surbourgeois, cette culture du sérail et de l'entre-soi. Ce sexisme est exacerbé par l'incurie des conséquences, elle-même nourrie par le fait que le cercle de l'édition fraye avec le cercle politique, les sphères du cinéma, tous les lieux où se regroupe le pouvoir. Et puis il y a la manière dont nous arrivent nos collaborations, ce côté flou, hors cadre, où tout se passe autour de déjeuners et de cafés.
Julia, vous avez signé la tribune de Libération « Tout le monde savait ». Que peut-on attendre de ces initiatives ?
J. K. : Pour moi, le changement ne viendra pas du cadre professionnel, mais du changement de nos valeurs. On peut espérer arriver un jour à ce qu'un homme qui a violé, qui a harcelé ait honte. Personnellement, je réclame simplement le droit de ne plus vivre dans la peur. Dans l'édition et partout, il faut trouver des moyens pour que les femmes puissent aller au travail sans craindre pour leur intégrité physique.
E. R. : Je suis d'accord avec cette idée du changement de valeurs, qui va entraîner un changement d'éducation des petits garçons, l'idée de déplacer la virilité, comprendre qu'il y a plein de masculinités différentes. Et je je crois aussi au changement d'ADN culturel, un concept de Nathalie Sejean, qui passe par un changement des représentations dans les livres, dans les séries, etc.
Le livre peut-il être à la base de ces changements ?
J. K. : Le livre a son rôle à jouer via ce que les éditeurs et éditrices vont décider de publier, et ce que les auteurs et autrices vont décider de raconter à partir de maintenant, le point de vue qu'ils et elles vont adopter... Lola Lafon a raconté qu'elle s'était interdit, dans Chavirer, de décrire la moindre scène de pédocriminalité, pour ne pas qu'elle puisse être érotisée.
E. R. : Incarner des personnages, des situations où on déplace les curseurs, ça me paraît nécessaire. Je pense que mon travail a toujours eu une dimension féministe. Mais je fabrique en ce moment un livre avec une dimension charnelle, érotique très marquée, et je réfléchis d'autant plus tout cela à la lumière de ce que j'ai lu depuis un an, en ayant en tête la nécessité de ce changement de regard dont parle Iris Brey dans Le regard féminin.
Quel a été votre cheminement entre Les corps abstinents et le prochain livre ?
E. R : Je pense que j'ai été une ado misogyne. Après j'ai lu King Kong Théorie, de Virginie Despentes, vers 25 ans, j'ai compris qu'en fait j'étais féministe et que ce n'était pas un gros mot. #MeToo a coïncidé dans ma vie à un âge, la trentaine, où j'étais parvenue à un état de ras-le-bol de la culture du viol et du sexisme et de la manière dont ça se joue entre les hommes et les femmes dans le travail, le couple, la sexualité. Et dans Les corps abstinents il y a cette volonté de démonter cette idée selon laquelle les hommes auraient des pulsions irrépressibles et une hyper sexualité, et les femmes une hypo sexualité nécessairement affective. C'est pour cela que ça m'importait de donner la parole à un maximum de monde, y compris beaucoup d'homme. Quant au projet actuel, il était dans ma tête depuis longtemps. C'est celui dans lequel la dimension féministe sera la plus marquée.
Quels seraient les premiers outils à mettre en place pour améliorer la condition des femmes autrices, éditrices, salariées de l'édition ?
J. K. : On pourrait arrêter de rigoler quand un mec fait une grosse blague de cul pas drôle. Et puis les phrases comme « avec ton physique, tu serais plutôt assistante », sur le compte Instagram #Balancetonéditeur, ce n'est plus possible.
E. R. : Pour les autrices il y a l'énorme problème du secret autour de l'argent. On a très difficilement accès à ces informations sauf en s'en parlant entre auteurs et autrices, et cela crée un déséquilibre des forces avec l'éditeur. J'ai pris une agente, Ariane Geffard, depuis l'automne dernier. Je voulais me désengager de ce rapport vertical avec mon éditeur et je crois que les agents peuvent aider à normaliser cette relation. Les grandes maisons qui donnent des avances de 1 500 euros à des auteurs confirmés en jouant sur leur capital symbolique, à quoi s'ajoute cette culture de l'art pour l'art, cela doit changer aussi. Cela me fatigue que l'auteur crée la denrée irremplaçable tout en étant souvent le moins bien payé dans la chaîne du livre. Et je dis tout cela en étant malgré tout très heureuse à L'Olivier.
Vous faites un lien entre cette relation auteur-éditeur, l'argent et le sexisme ?
J. K. : Ce serait quand même très étonnant que les femmes gagnent moins que les hommes en toutes circonstances sauf là. On sait comment fonctionne l'édition, c'est une pyramide avec des femmes, des femmes, des femmes, mais en haut, il n'y a quasiment plus que des hommes. Après, par rapport à ce que tu disais Emmanuelle, le monde de l'édition a ça de particulier que le rapport que nous avons à l'éditeur n'est pas un rapport d'employé à patron, c'est un peu flou. Mais le monde du travail en dehors est beaucoup plus codifié, et c'est autant la jungle.
E.R : Je suis d'accord avec toi, mais ce sont juste des cailloux en plus qui augmentent ce sexisme qui a cours partout.
J.K. : Depuis le début de cette conversation, je pense à cet épisode de l'émission « Strip-Tease » sur l'édition, en 2009, dans lequel on suit un éditeur parisien et où tout n'est que harcèlement sexuel. Il est au restaurant avec une jeune autrice et la situation est très claire : il lui paye des pâtes à la truffe, elle n'a pas les moyens, sans doute, de se les payer, il lui fait des blagues sexuelles, elle répond sur le même ton parce qu'elle comprend que c'est comme ça que ça marche. Ces situations se retrouvent partout mais dans l'édition, avec des problèmes d'argent en plus, le flou des contrats promis ou non, tout est propice aux dérapages.
Parmi les actions, est-ce que cela peut avoir un impact de féminiser les jurys ?
J. K : Je ne suis pas sûre que la parité suffise en soi. Si dans un jury il y a une majorité de femmes, mais qu'elles sont toutes très riches et de droite, je crains qu’elles ne se montrent pas nécessairement beaucoup plus « féministes » dans leurs choix. Le pouvoir, ça reste le pouvoir, ça dépasse la question du genre.
E. R : Et puis certains hommes sont quand même des alliés. L'Olivier était la première maison littéraire ouvertement féministe dans son catalogue en France, bien avant l'effet de mode... Ce n'est pas juste une question de genre, c'est avant tout une question de pouvoir.
Espérez-vous certaines avancées du Syndicat national de l'édition (SNE), qui travaille en ce moment sur ces questions ? Des instances représentatives des auteurs ?
J. K. : La Ligue des auteurs est très efficace. Ils m'ont aidée à obtenir mon congé maternité par exemple. Mais pour moi, ce sont avant tout les jeunes femmes dans l'édition qui sont le plus en danger.
E. R. : Il faut plus de protection des stagiaires dans les locaux, plus d'intransigeance dès que des faits sont rapportés. Je ne sais pas trop comment on peut y arriver, mais on est très loin de tout ça.
J. K. : Il faut que ce soit montré, aussi, par les journalistes. Cela demande un vrai engagement pour quelqu'un qui a grandi dans un corps d'homme de comprendre la peur que cela engendre parfois d'être une femme. Il faut un féminisme actif chez les hommes.
E. R : Un homme ne pourra jamais comprendre ce que c'est qu'avoir un corps de femme, avec la sexualisation constante, le danger quotidien etc. Mais on peut s'approcher d'un début de connaissance en s'informant et en écoutant ce que les femmes ont à dire. Je trouve qu'il n'y a plus d'excuse du côté des hommes depuis #MeToo et #Balancetonporc. On raconte partout la même histoire.
Et dans les festivals, dans les événements, quelles seraient les premières mesures à prendre ?
E. R : Dans les festivals, je ne sais pas. Mais je me demande si du côté du SNE, ouvrir des discussions en non-mixité autour du sexisme ne serait pas un des leviers. Mais sur le fond, on en revient au changement des valeurs. Il faut que les hommes se mettent à avoir honte de ces comportements de harceleurs et de forceurs. Et c'est important qu'ils se mettent à avoir peur des femmes, de leur réaction et qu'elles fassent circuler les histoires. On y arrive et c'est tant mieux.