L'identité est une question aussi bien brûlante qu'ambiguë. Avec la montée des populismes de par le monde, les partis qui en font leur fer de lance l'assimilent à une affirmation paranoïaque d'une tradition figée. En matière de sexe et de sexualité, l'identité peut revêtir des contours fluctuants : pour les tenants de la théorie du genre, elle n'est que construite, elle est à déconstruire et à redéfinir au gré du désir individuel. Au chapitre de ce qui est aujourd'hui parfois appelé, sous influence de l'anglais, la « race », l'identité se veut la reconnaissance de ce qui a été méprisé. Les études postcoloniales entendent lui donner sa juste place dans la mémoire universelle. L'identité serait une manière d'anamnèse permettant de recouvrer ses racines alors même que ces dernières ont été arrachées au terreau originel... Vouloir faire le récit de l'esclavage, c'est découvrir des archives manquantes.
D'origine caribéenne et métissée d'Afrique et d'Inde, Kris Manjapra a grandi au Canada, et vit depuis ses études aux États-Unis où il enseigne à l'université Tufts. Mais l'auteur d'Après l'abolition n'a pas perdu le lien avec ses Bahamas natales. Archipel composé d'environ sept cents îles et îlots, cet État-nation est criblé de bleu sur la carte. Andros, l'île principale, est elle-même « dévorée de part en part, grêlée par cette mer étrangère », l'Atlantique que traversèrent les navires négriers. Ces trous bleus renvoient à l'histoire trouée de sa propre histoire : « Sur cette île j'ai découvert quelque chose d'essentiel sur le vide, sur ma relation à lui : il est habité d'une présence. » Pendant près d'un demi-siècle, les esclaves d'Afrique ont été entassés dans des cales pour être forcés à travailler dans les cultures du Nouveau Monde... Ils ont été dépossédés de leur nom.
En 1807, les Britanniques abolissent la traite des Noirs, et en 1833 l'esclavage proprement dit. Mais la déportation d'Africains continue jusque dans les années 1880 aux Bahamas, « soit plus de 70 ans après l'abolition formelle ». Dans le roman national américain de la guerre de Sécession, Manjapra constate l'écart entre faits et théorie et n'adhère pas non plus à la vision glorificatrice d'un Nord antiesclavagiste. L'émancipation, rappelle l'auteur, vient d'un terme juridique emprunté au droit romain donnant la part belle à celui qui daigne se défaire de sa responsabilité de paterfamilias - le père ouvrant libéralement cette main de maître avec laquelle il régnait sur ses enfants... Pas une once de culpabilité n'est véhiculée par le mot qui met au contraire sur un piédestal l'ancien oppresseur qu'on dédommage financièrement de la perte de sa criminelle exploitation d'autrui. Manjapra détricote ainsi la geste du progrès narrée par les manuels d'histoire qui ne retiennent que la date de l'abolition sans plus de considération pour la citoyenneté effective des Noirs. Il pointe « la ligne fantôme » au-delà de laquelle certains sont de manière systémique exclus de l'histoire. Par cet essai engagé, il entend les sauver du néant de l'oubli.
Après l’abolition. Les fantômes noirs de l’esclavage Traduit de l’anglais par Gabriel Boniecki
Autrement
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 22,90 € ; 368 p.
ISBN: 9782080413437