Il nous a donné rendez-vous dans le petit bistrot qui lui sert de quartier général, en bas de chez lui, à deux pas du canal Saint-Martin, dans le 10e arrondissement de Paris. Philippe Jaenada, auteur de La serpe, prix Femina 2017, est le président du jury du grand prix Livres Hebdo des Bibliothèques francophones 2018, qui sera décerné le 6 décembre dans le cadre de la bibliothèque de l'Institut du monde arabe, à Paris. Il évoque avec simplicité et enthousiasme les raisons qui l'ont incité à accepter cette fonction, alors qu'il refuse la plupart du temps de participer à des jurys.
Pourquoi avoir accepté de présider la prochaine édition du grand prix Livres Hebdo des Bibliothèques ?
P. J. : En fait, j'ai accepté du tac au tac, mais je ne sais pas exactement pourquoi. Je suis régulièrement sollicité pour faire partie de jurys et je refuse les trois quarts des propositions car ce n'est pas dans mes penchants de juger. Mais président du jury du grand prix des Bibliothèques, ça me plaisait. D'un seul coup, j'ai bombé le torse à cette idée. Plus sérieusement, la bibliothèque a été un endroit très important pour moi dans mon enfance, mais je n'y vais plus beaucoup depuis, c'est donc un peu une manière de me rattraper.
En quoi la bibliothèque a été importante dans votre jeunesse ?
P. J. : J'ai grandi à Sainte-Geneviève-des-Bois. Mes parents lisaient peu et n'avaient pas beaucoup de livres, mais ils trouvaient important que moi je lise. Donc, tous les mercredis, j'allais à la bibliothèque avec ma mère. J'ai commencé par les bandes dessinées, puis les romans. J'ai le souvenir de la sensation enivrante de pouvoir prendre tout ce que je voulais, un peu comme si j'étais dans une boulangerie gratuite. Il n'y avait aucune pression financière, pas d'obligation de lire ce que j'avais emprunté. Même si je ne lisais que deux des quatre romans que j'avais pris, ce n'était pas grave, personne ne le saurait et je pouvais toujours reprendre les deux autres plus tard. La bibliothèque m'a injecté le démon de la lecture, même s'il a pris du temps à incuber car c'est vrai qu'entre 14 et 18 ans j'ai laissé la lecture de côté, comme beaucoup d'adolescents. Je m'y suis remis très sérieusement à partir de 20 ans. J'ai essayé de transmettre le goût de la lecture à mon fils, mais toujours sans le forcer, en lui disant qu'il a le droit de refermer un livre qui ne lui plaît pas, de même qu'on a le droit de changer de station de radio ou de chaîne de télé. C'est aussi mon expérience en bibliothèque qui m'a fait développer un certain fétichisme des livres.
Vous êtes un acheteur compulsif ?
P. J. : Oui, j'achète énormément de livres et je les garde tous, même ceux que je n'ai pas tellement aimés. J'en ai des milliers chez moi. Vous voyez les livres ici ? C'est moi qui les ai apportés. Je suis à l'origine de cette bibliothèque de bistrot. Au départ, le principe était que les gens empruntent un livre et le ramènent après l'avoir lu. Mais ils ont changé les règles, ils prennent des bouquins et en rapportent d'autres à la place. J'adore les livres mais je n'ai aucun respect pour l'objet lui-même. Je n'ai que des livres de poche tout cornés. J'aime que les livres soient mêlés à la vie, plus ils portent de traces, plus ça me plaît. Quand j'ai eu mon premier appartement à Paris, je menais une vraie vie de célibataire. L'un de mes grands plaisirs était de lire dans mon bain. J'avais fabriqué une tablette où je posais mes cigarettes, mon verre, des trucs à grignoter. Quand je retrouve un livre aux pages gondolées, ou dans lequel je trouve écrit sur la page de garde « aujourd'hui, j'ai 23 ans », ça me bouleverse. De la même manière, dans une bibliothèque, j'aime l'idée que le livre qu'on emprunte ait déjà été lu par des centaines de personnes auparavant. En revanche, je suis très intimidé par les grandes bibliothèques patrimoniales. Le livre y est sacralisé. Ces bibliothèques ressemblent plus à des musées. Je m'y sens illégitime. Pour l'un de mes livres, je devais consulter des documents à la Bibliothèque nationale de France. Je me suis arrangé pour ne pas y aller, je les ai consultés en ligne.
Pourtant, dans La serpe, on vous voit travailler aux archives départementales de la Dordogne, à Périgueux.
P. J. : Oui, en effet, mais je n'ai commencé à travailler sur les archives que récemment, en 2014, pour mon livre La petite femelle sur Pauline Dubuisson. Quand j'ai appris qu'il n'y avait pas d'autre moyen que de me rendre aux archives de Paris, j'ai paniqué. J'ai demandé à mon éditeur de me faire une lettre attestant que je devais bien faire ces recherches pour un livre. Et la première fois que j'y suis allé, j'avais l'impression que quelqu'un allait surgir et me dire : « Dites donc, qu'est-ce que vous faites là ? vous n'avez pas le droit d'être là. » Alors qu'en fait cela s'est avéré d'une très grande simplicité. Les personnels étaient heureux de me faire lire les documents qu'ils conservent. Pendant mes recherches, j'ai aussi été très agréablement surpris de découvrir que les archives sont très fréquentées par les retraités qui font de la généalogie, par des personnes qui s'intéressent à des dossiers d'affaires criminelles, des registres de tribunaux. Les archives ne sont pas du tout des endroits fermés, où seuls quelques privilégiés ont accès à des documents confidentiels. Maintenant, j'adore ce travail sur les archives. Je vais bientôt recommencer pour mon prochain livre et je suis tout excité.
Vous allez aussi en bibliothèque en tant qu'auteur invité. Ces rencontres sont-elles différentes des rencontres en librairie ?
P. J. : Cela se passe généralement très bien, j'ai eu beaucoup de très bonnes expériences, même si, bien des fois, il y a en fait très peu de public. C'est la même chose pour les rencontres dans les librairies. Ce qui est essentiel, c'est la médiation. Il y a du monde aux rencontres si le libraire, ou le bibliothécaire, en parle à ses clients ou à ses lecteurs. Je suis allé dans une Fnac en province deux semaines après avoir reçu le prix Femina pour La serpe, il n'y avait personne. A l'inverse, quand, quelques années auparavant, j'étais allé à la bibliothèque de Saint-Omer, la ville d'origine de Pauline Dubuisson, dont je parle dans La petite femelle, c'était plein à craquer. Quand il y a peu de monde, les organisateurs sont gênés. Moi, maintenant, ça m'est égal. J'ai appris à choisir les endroits où je veux aller. Si je fais le déplacement, c'est que j'en ai envie. Ce n'est pas grave s'il y a peu de monde. Cela arrive plus fréquemment en bibliothèque car je pense qu'il y a plus d'échanges entre le libraire et ses clients qu'entre le bibliothécaire et les usagers. L'avantage des bibliothèques, c'est justement de pouvoir y entrer, s'y balader, faire son choix sans que personne ne vous demande rien. Par contre, on ne peut pas prendre 20 livres en librairie et se dire : « Il y en aura bien un ou deux qui me plairont. » Dans une librairie, on est obligé de demander conseil, pas dans une bibliothèque.
Les bibliothèques tiennent pourtant à leur mission de conseil.
P. J. : Je ne suis pas sûr que le conseil soit l'atout principal des bibliothèques. Les livres conservent une charge intimidante pour un certain nombre de personnes. Pouvoir entrer dans une bibliothèque, prendre un livre, quitte à se tromper, c'est très important. Les bibliothécaires savent conseiller, cela fait partie de leur métier, mais je pense que c'est mieux de laisser faire les gens et
de les aider seulement s'ils en ont besoin. Les livres n'ont pas de valeur ou d'intérêt dans l'absolu. Je suis convaincu qu'on ne peut conseiller utilement un livre à une personne que si on la connaît bien. Il faudrait aussi absolument que
les bibliothèques soient gratuites. 10 euros d'adhésion, on peut trouver que
c'est peu, mais je connais des gens pour qui cela représente une somme importante, qu'ils ne dépenseront pas pour s'inscrire à la bibliothèque. Il y a quelques années, des auteurs ont fait une pétition pour rendre payantes les lectures en bibliothèque. J'ai refusé de signer. La littérature est une grande source de compréhension de la vie. Elle est indispensable pour se construire. La bibliothèque, comme l'école, doit être gratuite. Moi, rien ne me fait plus plaisir que quand des bibliothécaires me disent : « Votre livre n'arrête pas de sortir, il a été lu 60 fois depuis le début de l'année. » Ça ne me rapporte rien, mais je suis content.