1ER DÉCEMBRE - ESSAI France

En 1955, Simone de Beauvoir était une star. Outre qu'avec son compagnon, Jean-Paul Sartre, elle régnait, depuis la guerre, sur l'intelligentsia germanopratine, l'écrivain avait fait scandale avec Le deuxième sexe, paru en 1949, et venait d'obtenir le prix Goncourt, en 1954, pour Les mandarins. Le magistère intellectuel du couple possédait de nombreux relais, dont Les Temps modernes, leur propre revue. Et c'est là qu'étaient parues trois longues études de Beauvoir : "Faut-il brûler Sade ?", en 1951, "La pensée de droite, aujourd'hui" et "Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme", en 1955. Elle les rassembla en volume et les publia sous le titre Privilèges, en 1955 donc. Puis l'ouvrage fut repris en 1972 dans la collection de poche "Idées/Gallimard", sous un titre différent, Faut-il brûler Sade ?. Plus littéraire et plus vendeur. Epuisé depuis des lustres, le recueil reparaît aujourd'hui chez Gallimard dans la "Blanche", sans doute l'une des dernières publications marquant le centenaire de la maison.

Outre son intérêt intrinsèque, on signalera une coïncidence intéressante : Sade fait en ce moment son come-back sur la scène littéraire française, grâce à des femmes, comme Noëlle Châtelet. Simone de Beauvoir fut donc le précurseur de cette réappropriation féminine d'un auteur "scandaleux", sadomasochiste, machiste, misogyne, sodomite, partouzeur, athée et mythomane (entre autres qualités), mais aussi, selon elle, "un grand moraliste », dont l'exégèse était plutôt jusque-là masculine. On y reviendra.

Dans sa préface, l'écrivain signalait elle-même l'hétérogénéité de son volume, tout en essayant de relier entre elles ses trois parties, censées poser une question commune, d'ordre philosophico-politique : "Comment les privilégiés peuvent-ils penser leur situation ? » Tout cela est un peu artificiel, et daté. Sade, selon Beauvoir, aurait "pressenti la lutte des classes » et aurait été "un précurseur de la psychanalyse ». Palsambleu !

Le Castor, qui avait la dent dure, s'attaque dans "La pensée de droite, aujourd'hui" >à un discours idéologique et à une posture politique plus que jamais dominants de nos jours : "Etre à droite, c'est avoir peur pour ce qui existe. » La formule est de Jules Romains, dans sa jeunesse "de gauche". Le texte est nerveux, argumenté et in fine très actuel.

C'est moins le cas, en revanche, de "Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme". La Grande Sartreuse monte au créneau afin de défendre Sartre contre ce qu'elle appelle une "falsification » de sa pensée par Merleau-Ponty à propos d'un article intitulé "Les communistes et la paix". Et c'est justement en 1955, à cause de cette polémique très "guerre froide", que Castor et Poulou excluront le cofondateur des Temps modernes.

Mais c'est dans sa critique sadienne que Simone de Beauvoir est la plus intéressante. Sans rien celer des turpitudes plus ou moins fantasmées du Divin Marquis, de "ces noires bucoliques [qui] ont l'austérité d'une colonie nudiste », elle dissèque, analyse, aussi bien l'homme que l'oeuvre. Contrairement à d'autres critiques, masculins donc, elle n'est pas fascinée ni en empathie. Elle n'aime pas Sade, il l'intéresse. Même si on n'adhère pas aux idées de son auteur, ce beau morceau de critique cérébrale et politique est, à notre époque molle, d'une lecture tout à fait stimulante.

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