Pour Christa Wolf, née en 1929 en Prusse, c'est la double peine : en tant qu'Allemande, il faut assumer tout le poids de la culpabilité de la barbarie nazie, et en tant qu'Allemande de l'Est, et ex-citoyenne de RDA, devoir répondre de la dictature d'un régime prosoviétique. Grâce à une oeuvre qui met en scène la dialectique de l'intime et du réel (en 1968, son roman Christa T. qui s'inscrivait plus dans la sincérité subjective que le réalisme socialiste fut interdit), celle qui se dit "dissidente loyale" est un symbole d'intégrité. Jusqu'à la chute du mur... En novembre 1989, tout le monde applaudit, Christa Wolf pas vraiment. Les dossiers de la Stasi, la police secrète, s'ouvrent, et on découvre à quel point l'Etat est-allemand fut policier : Christa Wolf avait été surveillée, mais avait aussi été "IM", "Informelle Mitarbeiter", "collaborateur informel" ! L'"espionne" est cependant considérée "réticente" par ces services qui font bientôt cesser la collaboration. Qu'importe, "IM" sont deux lettres qui vont entacher la fin de carrière de Wolf.
Son premier roman, Le ciel divisé (Stock, 2011), était une histoire d'amour rendue impossible par la scission de Berlin en deux. Son ultime livre, Ville des anges, est le récit d'un déchirement intérieur dû au scandale de la révélation de l'auteure sur son rôle d'informateur. Boursière d'une fondation américaine, la narratrice est invitée en résidence à Los Angeles. Ce voyage est l'occasion d'en savoir plus sur le geste de son amie Emma, une vieille résistante communiste, qui lui confia avant sa mort une liasse de lettres adressées à une certaine L, qui avait émigré aux Etats-Unis. On est au début des années 1990, l'épisode "IM" fait les choux gras de la presse allemande. Etre dans la "ville des anges", c'est être en retrait, loin de la hargne des critiques à qui l'on a jeté sa réputation en pâture. Elle a beau être loin, sa blessure est vive, elle somatise toutes ces avanies, sa propre culpabilité de n'avoir pas révélé ses errements plus tôt, d'avoir comme oublié... Son corps est perclus de maux en dépit des visites fréquentes chez l'acupuncteur. Le désarroi est là malgré la joyeuse troupe du "center", ces chercheurs de tous horizons, heureux d'échanger avec la célèbre romancière, et les visites chez les derniers survivants de l'intelligentsia anti-nazie exilée dont Brecht, Feuchtwanger ou Thomas Mann. Et toujours ce sentiment d'extrême solitude, malgré l'amitié qui se noue avec Peter Gutman, un professeur juif anglo-allemand au coeur brisé, incapable d'achever son grand oeuvre sur son philosophe pessimiste.
Ce roman, en forme d'autofiction, aurait pu être le rébarbatif plaidoyer pro domo d'une intellectuelle ayant vécu sous le régime de la peur. Rien de tel. Il est une fresque intime où ce ne sont pas tant les illusions qui sont perdues (Wolf veut croire à cette société meilleure) que la réalité qui se délite. Le fait d'un étrange masochisme ? "D'où vient ce besoin de nous attacher à des gens, à des idées, à des choses qui nous détruisent ?"