Bien qu’elle n’en soit pas la narratrice, c’est elle, L’autre, qui conduit ce roman, nerveux, féroce et cru, le deuxième de la Catalane Marta Rojals, architecte de formation, le premier traduit en français. Sillonnant les rues de Barcelone sur son vélo pliant Brompton rouge, voilà Anna, 38 ans, graphiste free-lance, en couple depuis vingt ans avec Nel. Deux produits de la classe moyenne intellectuelle et précarisée, deux représentants de la génération des indignés, dont l’ascension sociale a subi une brutale inversion de courbe. Licencié d’un journal, lui n’ose avouer qu’il est au chômage ni à ses parents, pâtissiers dans un village de l’arrière-pays, ni à sa sœur qui enchaîne stages et formations. Il voudrait écrire un roman, regarde des séries la nuit et tous les matchs du Barça à la télévision avec ses potes, sans boulot eux aussi et déjà pères de famille. "Un homme-enfant" qu’Anna soutient depuis toujours.
Mais qui est Anna ? Anna la solide qui gère, qui assure, qui cherche des plans B. Anna, le GPS du couple qui "recalcule son itinéraire" à chaque changement de trajectoire. Anna la vaillante qui, au studio de Cati, sa créative pourvoyeuse de contrats, dans un lieu de travail partagé déserté avec la crise économique, s’absorbe dans les tâches les plus mécaniques. Mais aussi celle qui trompe son monde. Anna qui "aspire à piloter un simulateur de vol". Sa myopie, ses écouteurs en guise de boules Quies, ses leurres. Anna dans le silence de ses secrets, protégés par des codes d’accès, dans ses vies parallèles et étanches, dans ses renoncements. Anna face à l’attraction des "trous noirs". Dehors, une trentenaire raisonnable et distante. Dedans, une fille qui joue avec le feu. Comme avec le très jeune Teo, un geek de 21 ans, un skater sourd sorti d’une version méditerranéenne d’un film de Larry Clark, dont la rencontre va procurer à la jeune femme un shoot d’énergie vitale, d’"oubli instantané". Et, après "la dose gratuite", la première "pour goûter", l’addiction à un désir urgent, une jouissance risquée, une came pure qui s’échange en face-à-face, les yeux dans les yeux, autant que dans des chats sur Whatsapp puisque, dans le monde multilingue d’Anna, virtuel et vraie vie sont sans démarcation.
L’autre n’est pas seulement un roman générationnel qui sociologise le biotope de bobos déclassés et vieillissants dans une grande ville européenne mondialisée. Ce que révèle Marta Rojals, à travers son héroïne à l’identité morcelée, est aussi existentiel. Dans des dialogues dépourvus de guillemets, agençant sans transition les changements de décor, elle anime des personnages cherchant l’équilibre au bord du vide. Elle rend palpable le danger qu’ils ont tapi sous leurs stratégies pour se sentir moins vulnérables, moins impuissants. Et montre comment derrière l’illusion de la maîtrise se dealent des cocktails stupéfiants qui anesthésient la peur du lendemain et les douleurs fantômes.
Véronique Rossignol