Napoléon est très tendance à cette rentrée. Plusieurs livres paraissent dont il est le héros, même en coulisses - par exemple dans l'essai de Michel Crépu sur Chateaubriand - ; ou pas sous son meilleur jour - dans la complexe affaire du duc d'Enghien romancée par Pierre Lepère. Jean d'Ormesson, lui, a choisi une approche encore différente de ce personnage qu'à l'évidence il admire profondément : il a décidé de le saisir à l'hiver 1803-1804. Quand Bonaparte n'est encore "que" Premier consul à vie et qu'au milieu du tourbillon de ses conquêtes et des réformes, qui vont durablement bouleverser la face du monde et le destin de millions d'hommes, il se montre obsédé par un seul problème, mais fondamental : asseoir son pouvoir, à la fois dans la durée et dans la légitimité. Fonder une dynastie pour remplacer celle des rois de France, déconsidérée.
Dès ce moment, Bonaparte est décidé à "franchir le Rubicon", comme César. C'est-à-dire instaurer l'Empire et s'en faire sacrer le monarque. Ce que son grand modèle romain se garda bien de faire, préservant les apparences de la République tout en s'attribuant les pleins pouvoirs. Ce sont ces moments où tout bascule qui fascinent les historiens, et aussi les écrivains "dans l'histoire", comme Jean d'Ormesson. Lequel, avec La conversation, a imaginé un brillant docu-fiction : une longue discussion, dans les jardins du palais des Tuileries, entre le Premier consul et le Deuxième, Jean-Jacques Régis de Cambacérès, futur duc de Parme et archichancelier de l'Empire. Un fidèle entre tous, même si, comme la plupart, il retourna sa jaquette au moment de la Restauration, puis encore durant les Cent-Jours. Ce qui lui valut quand même, en 1815, d'être proscrit et radié de l'Académie française !
Dans l'entourage proche de Bonaparte et fort apprécié par lui, Cambacérès était plutôt atypique : c'était le seul civil, ou presque, un juriste et non un militaire, qui contribua largement à l'élaboration du Code civil, dit Code Napoléon ; et il était notoirement homosexuel dans un milieu "macho", souvent brocardé sous le sobriquet de "Tante Turlurette ». Son maître était au courant, mais s'en moquait, du moment que son "collègue" le servait bien et que les apparences étaient à peu près sauves.
Cette histoire et bien d'autres, grandes ou petites, sont évoquées entre eux lors de cette soirée de fin 1803, longue et franche discussion entre hommes, même s'ils ne sont pas sur un pied d'égalité. Tous les propos mis par Jean d'Ormesson dans la bouche de Bonaparte sont authentiques, tirés de récits, rapports, Mémoires de l'époque. Ceux de Cambacérès sont fictifs mais plausibles, peut-être un peu trop obséquieux.
Quant à la suite, elle est connue : en mai 1804, Bonaparte devenait Napoléon Ier, poursuivant sa trajectoire, folle et météorique, et entrait dans la légende. Cambacérès, lui, est mort en 1824, à Paris, presque dans l'oubli : le roi a quand même fait saisir tous ses papiers...