Qu'est-ce qu'un « rêveur méthodique » ? Précisons d'emblée que la formule désigne Francesco Zorzi (1466-1540), un franciscain de la Renaissance, kabbaliste et fort secret. Son nom apparaît dans une histoire en revanche, elle, très connue : le remariage d'Henri VIII avec Anne Boleyn. On appela cela « The Great Matter », la grande affaire, parce que le roi d'Angleterre était déjà marié avec Catherine d'Aragon. Il lui fallait donc faire annuler sa précédente union auprès du pape Clément VII en arguant du fait que ce mariage était invalide dès le départ puisque Catherine avait été auparavant l'épouse de son frère Arthur.Les Ecritures sont partagées sur ce sujet. Le Lévitique condamne le mariage d'un homme avec la femme de son frère défunt, mais le Deutéronome considère au contraire que c'est un devoir. Pour départager tout le monde, le pape fait appel à ce fameux Zorzi qui penche un peu trop du côté d'Henri VIII. Il n'est pas le seul. Deux autres personnalités surgissent dans cette histoire passionnante. Thomas More et Erasme. Ils sont amis et ils veulent profiter de cette affaire pour faire évoluer le catholicisme encore embourbé dans l'Inquisition et qui subit les assauts de Luther. Thomas More est décapité le 22 juin 1535 au pied de la tour de Londres. Erasme perd son jumeau en humanisme auquel il a dédicacé son Eloge de la folie. Dans un autre texte, qui fait curieusement écho aujourd'hui, il explique que le nationalisme détruit l'idéal européen.

Cette querelle autour de l'interprétation des écrits vétérotestamentaires se déroule donc en partie à Venise, cité tiraillée par des tensions religieuses et intellectuelles. L'hébraïsant Zorzi se met à la tâche. Ses conclusions vont aboutir à la rupture entre l'Angleterre et Rome. Elizabeth I^re, la fille d'Anne Boleyn, s'en souviendra. Elle favorisera en Angleterre la diffusion des œuvres du franciscain, dont De Harmonia mundi (l'harmonie du monde), dans lesquelles on retrouve les grandes controverses spirituelles du moment, dissimulées quelquefois sous des considérations ésotériques destinées aux initiés avec son mélange explosif d'hermétisme, de néoplatonisme et de kabbale.

Le moine se montre bien idéaliste scrupuleux, dans la lignée de Pic de La Mirandole et de Dante, et non utopiste excentrique. Il prend parti pour Henri VIII, fondateur de l'anglicanisme, mais refuse le schisme luthérien. Il est surtout assez habile pour passer entre les gouttes de la répression.

Auteure de plusieurs travaux sur l'histoire de la galanterie en Europe (La passion de séduire, Gallimard, 2005) et sur le Siècle d'or espagnol (Apogée et déclin, Gallimard, 2011), Verena von der Heyden-Rynsch offre un petit livre exceptionnel de clarté, d'intelligence et d'émotion qui nous plonge dans une époque en pleine mutation. Et nous avons la réponse à l'interrogation initiale. Un rêveur méthodique est un songeur approprié. Il ne rêve qu'à hauteur de ses espérances. Réformer l'Eglise, oui. Rompre avec elle, jamais.