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La justice n'est pas une affaire de passions collectives

Croquis d'audience du procès de l'assassinat de Samuel Paty - Photo BENOIT PEYRUCQ AFP

La justice n'est pas une affaire de passions collectives

À travers deux articles remarquables publiés dans Le Monde, les 20 et 26 décembre derniers, Soren Seelow décortique le verdict du procès de l’assassinat de Samuel Paty, un verdict, écrit-il, qui « établit un continuum entre les mots et le meurtre ». Il met ainsi en lumière ce qui apparaîtra peut-être, une fois les passions retombées, comme une altération des principes du droit démocratique.

En effet, notre droit, comme celui de toutes les démocraties modernes, considérait jusqu’à présent que les peines devaient être individualisées et prendre en compte la responsabilité personnelle du crime ou d’une complicité directe. Or, deux des personnes condamnées à treize et quinze ans de prison non seulement n’avaient pas participé à l’assassinat et ne l’avaient pas commandité mais ne connaissaient pas l’assassin.

Elles avaient, certes, fustigé violemment ce qu’elles estimaient être un « blasphème » et appelé à une sanction. Quant à l’assassin, il avait effectivement eu connaissance de cet appel par les réseaux sociaux. Mais, on est en droit de se demander si la contribution collective à une atmosphère délétère suffit à caractériser en droit la participation à un assassinat.

Il n’est pas question de dédouaner ceux qui agitent en permanence le « blasphème » de toute responsabilité morale ou politique dans l’instauration d’un climat d’autocensure et d’intimidation. Et l’on sait parfaitement jusqu’où peut aller celle-ci comme le montre l’emprisonnement de l’écrivain Boualem Sansal. Mais, justement, il n’est pas dit que la bonne méthode soit de pratiquer en miroir l’autodéfense immunitaire et la sanction collective du genre Loi des suspects de 1793, au risque de mettre à bas les principes de base d’une justice basée sur le droit.

Prisme du collectif ou motivation individuelle ?

L’un de ces principes, encore une fois, est la responsabilité individuelle. Il découle de l’idée, issue des Lumières, selon laquelle la société est composée d’individus souverains, dont la responsabilité ne peut être collective. Inversement, la vision de l’islamisme radical met en avant la communauté, religieusement fondée, au détriment de l’individu. Il y aurait donc un paradoxe à endosser le prisme du collectif pour la combattre plutôt que de rechercher la motivation individuelle du crime.

Un autre principe, concomitant, est celui de la liberté de pensée et, par voie de conséquence, d’expression. Autrement dit, la liberté de se forger soi-même une opinion et de la partager. La diffusion des livres et les bibliothèques en sont l’expression-même. Certes, la performativité des réseaux sociaux semble instaurer une continuité entre les mots et leurs effets. Mais, la simulation numérique du réel n’est pas le réel et la responsabilité d’un acte concret reste un choix personnel. Même le procès de Nuremberg s’est efforcé d’établir des responsabilités individuelles là où la culpabilité collective pouvait sembler évidente.

Les limites de la théorie du « djihadisme d’atmosphère »

C’est pourquoi la théorie du « djihadisme d’atmosphère » de Gilles Kepel a des limites. En un sens, toute idéologie est une affaire d’atmosphère et doit être soumise à la critique, même virulente, mais le passage à l’acte relève, lui, de la justice. Et c’est à expliquer les raisons de la pénalisation de ses effets que doivent servir l’éducation et le débat public.

La tentation est cependant de plus en plus forte de penser qu’il n’y a pas lieu de débattre avec ceux qui, pour des raisons culturelles, ne considèreraient pas le débat comme une valeur en soi. Cette forme de relativisme renvoyant dos à dos plusieurs visions du monde est une défaite de la pensée démocratique. Certes, celle-ci accepte la diversité des opinions et considère même qu’elle est première, qu’elle n’est pas la simple déclinaison d’un fonds commun auquel il suffirait de revenir par l’exercice de la raison. En revanche, elle croit tout autant en la possibilité de dépasser la violence que cette diversité manque rarement de susciter.  C’est en cela qu’elle est progressiste.

Redécouvrir la pertinence du progressisme

Au moment où le progressisme est moqué sinon attaqué de toutes parts, il est temps d’en redécouvrir la pertinence. Le progrès n’est pas le retour à une vérité enfouie que des élites hors sol sauraient retrouver pour l’imposer à la terre entière. C’est une méthode pour dépasser, par la science et la délibération, les pulsions nées de la coutume. Cette méthode, tout le monde peut la partager, quelle que soit sa culture d’origine, à condition que la chaîne éducative puisse jouer son rôle avec, entre autres, l’école, les bibliothèques, l’édition, et des professeurs comme Samuel Paty.

Finalement, il est heureux que l’enquête ait été rapidement conclue et que la justice ne s’en soit pas laissé compter. Mais, il n’est pas sûr que l’héritage de Samuel Paty, mort d’avoir eu le courage d’engager dans sa classe un débat raisonnable de personnes à personnes, s’accommode si bien d’un jugement faisant fond sur une passion collective.

06.01 2025

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