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Au pied du mur ?

Ian Forsyth Getty Images Europe Via AFP

Au pied du mur ?

La perspective de l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national donne plus de relief aux inquiétudes que l’on pouvait déjà avoir – et que j’avais moi-même exprimées dans ces colonnes – quant à la récente loi sur les bibliothèques qui transfère le choix des politiques d’acquisition aux élus locaux, c’est-à-dire au pouvoir politique.

Il n’est pas question de soupçonner les promoteurs de cette loi d’avoir voulu mettre en coupe réglée les bibliothèques publiques. Il s’agissait, au contraire, dans leur esprit, de garantir le développement de celles-ci partout dans les territoires et d’y favoriser le pluralisme. Mais, la réalité, désormais, est qu’un conseil municipal peut exiger de ses bibliothécaires qu’ils lui fournissent en amont (a priori) le justificatif de leurs choix futurs, avec tous les risques d’autocensure et de « retoquage » que cela implique.

Faut-il le rappeler ? Le pluralisme en bibliothèque n’est pas une abstraction ou la résultante d’une épisodique alternance électorale. Il est le cœur même d’une offre culturelle qui se doit de refléter par tous les temps la bigarrure du champ de la pensée et de l’imaginaire, et, ce faisant, d’en favoriser une lecture informée. Cet impératif de pluralisme n’est pas de même nature que le parti pris culturel légitimement adopté par un théâtre, une galerie d’art ou un éditeur. Il nécessite un engagement certes, mais un engagement pour l’esprit critique, basé sur la confiance dans la capacité de chacun à se faire une opinion éclairée dès lors qu’on lui en donne les moyens – la bibliothèque publique étant l’un de ces moyens les plus efficaces.

Prise de distance méthodologique

Un tel engagement nécessite un grand professionnalisme, c’est-à-dire une prise de distance méthodologique que tous les bibliothécaires ont apprise durant leurs études et, surtout, qu’ils ont à cœur d’incarner, quelles que soient leurs convictions personnelles et conformément au principe animant magistrat ou enseignant selon lequel – dans un état de droit où les corps intermédiaires jouent un rôle essentiel – la fonction fait l’homme (ou la femme).

Le rapprochement avec la justice n’est pas incongru : la seule justification que le bibliothécaire pourrait avoir de ne pas être neutre, c’est de prendre le parti de l’esprit critique. Rien de relativiste dans cette attitude, mais le souci d’offrir aux lecteurs une mise en perspective suffisamment large pour qu’ils disposent d’un maximum de raisons de ne pas céder à la première impulsion et d’entrer dans une délibération honnête avec eux-mêmes et avec les autres.

Un rapprochement encore plus évident est à faire avec l’Éducation nationale, dont on voit pourtant qu’elle a de plus en plus de mal à transmettre ses valeurs fondatrices de distanciation, soumise qu’elle est parfois aux attaques de milieux convaincus de détenir à eux seuls la vérité ou à la frilosité de certains politiques.

Éthique professionnelle et courage

Une telle éthique professionnelle est suffisamment exigeante pour qu’elle demande un réel courage, surtout dans des périodes tendues comme celle que nous vivons en ce moment. On se souvient des pressions exercées il n’y a pas si longtemps, en France, sur les bibliothécaires jeunesse et l’on connaît celles qui se multiplient aujourd’hui dans plusieurs comtés des États-Unis au nom de la lutte contre le wokisme.

L’anti-wokisme, qui devient à la mode dans notre pays, est une revendication suffisamment floue pour donner l’impression de défendre l’universalisme alors qu’en niant la diversité des expériences de vie dans un monde ouvert elle s’interdit précisément d’enrichir cet universalisme, de lui donner consistance. Or, s’il est des institutions qui peuvent contribuer à incarner un universalisme dépassant sa propre abstraction, ce sont bien les bibliothèques avec la diversité de leurs collections et de leurs publics. Dans une société démocratique doutant d’elle-même, elles sont une véritable leçon de philosophie politique en acte, une boussole pour garder le cap du progrès humain. Il faut les protéger.

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