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Le rapprochement peut sembler incongru, mais il est symptomatique que la nouvelle traduction française du livre de J.-L. Austin Quand dire c’est faire (1) paraisse peu de temps avant l’arrestation de Pavel Durov, le patron de la messagerie Telegram. En théorisant, dès 1955, le caractère « performatif » d’expressions banales comme « la séance est levée », Austin a inventé les premiers outils conceptuels laissant entrevoir ce qu’allait devenir le langage avec le développement de l’ingénierie linguistique : un continuum verbal où la frontière entre expression et action se brouille.

Cette évolution permet de comprendre en quoi le débat né en Occident il y a plus de trois siècles autour de la liberté d’expression est en train de muter. L’affaire Durov en est l’un des tournants. Elle ne peut laisser indifférents les professionnels du monde des idées, à commencer par les gens du livre.

Le livre a longtemps fonctionné comme un enclos protecteur

En effet, la défense de la liberté d’expression reposait jusqu’à présent sur une distinction nette entre pensée et action, même s’il était évident que les idées pouvaient un jour déboucher sur un passage à l’acte. Toute l’histoire du livre en témoigne. Le livre, dans sa matérialité même, a longtemps fonctionné comme l’enclos protecteur des plus grandes audaces que nulle censure ne devait atteindre car il était important que le débat d’idées ait lieu avant que l’on puisse juger des actions elles-mêmes.

La donne change avec la numérisation de tous les modes d’expression. Ceux-ci deviennent performatifs, sans que l’on sache très bien où finit le débat d’opinions et où commence la transformation de la réalité. D’autant que l’action, relayée par une IA qui sera de plus en plus personnalisée (2), tend à se confondre avec la manipulation d’algorithmes omniprésents, même si elle agit aussi dans la réalité matérielle.

La liberté d'expression progresse en changeant de forme

L’action humaine devient en quelque sorte une conversation sans fin. Dans cette pan-textualité numérique les « mauvaises pensées » en arrivent à être immédiatement condamnées tandis qu’inversement les actions répréhensibles, à condition d’être correctement encodées, passent sous les radars. La liberté d’expression risque ainsi d’apparaître de plus en plus comme une fiction ringarde pour philosophes face à la réalité des nouveaux rapports de force. Mais, a contrario, on peut aussi considérer qu’elle progresse en changeant de forme.

En effet, cette liberté est essentielle car constitutive de l’autonomie de l’individu, de son individualisme diront certains mauvais esprits. Or, le désir d’autonomie, même lorsqu’il se mêle de conformisme, reste, aujourd’hui plus que jamais, un moteur essentiel du progrès. Et reconnaissons que les réseaux sociaux y contribuent déjà au moins autant que les livres. Telegram, par exemple, permet à de nombreux opposants politiques de se fédérer et de mobiliser l’opinion avec autant d’efficacité que le J’accuse de Zola en son temps.

Le Digital Service Act porté par l’Europe est à manier avec prudence

C’est pourquoi le Digital Service Act porté par l’Europe est à manier avec prudence. Il n’est pas question qu’un contrôle a priori de la parole, même scandaleuse, interdise à chacun de faire valoir son point de vue et compromette le débat public. Aucun retour en arrière vers une répartition définitive des rôles entre les voix autorisées et les autres ne semble possible. La vérité, même relative, et les consensus autres que de façade passent nécessairement par la libre expression d’arguments contradictoires et parfois scabreux.

En écrivant Quand dire c’est faire Austin s’inscrivait encore dans la culture humaniste de la démocratie cognitive, c’est-à-dire d’un langage commun permettant à chacun de donner sa représentation de la réalité et d’en permettre la comparaison avec d’autres. Le langage restait de l’ordre de la représentation et non une façon d’agir directement sur les esprits. Sa performativité n'était qu’une exception un peu étrange réduite à quelques formules auto-réalisatrices comme « je vous déclare unis … ».

Mais, rapidement, les linguistes ont mis en lumière l’importance des actes de langage (3), préparant sans le vouloir le lit d’une pensée numérique foncièrement activiste. Sans compter des philosophes postmodernes comme Foucault dont le fameux « ça pense » dépossédait l’individu de son autonomie de pensée au profit d’une sorte de basse continue courant sous les « discours » et les langues tout en exaltant, paradoxalement et logiquement, les paroles singulières ou marginales.

Nouvel usage de la parole

Les influenceurs sont l’exemple limite de ce nouvel usage de la parole. Leur fonction n’est pas de représenter quoi que ce soit pour en faire la théorie et mettre celle-ci en discussion. Elle est de surfer sur les lignes de force de la basse continue ambiante et d’en tirer des motifs expressifs singuliers capables d’agir ponctuellement sur les esprits.

Il n’en s’agit pas moins d’une véritable liberté d’expression, très populaire, qui traduit sur le vif le grain le plus fin et le plus actuel des préoccupations du moment, créant ainsi une expérience partagée avec ceux qui le souhaitent. En ce sens, elle contribue à une véritable démocratie cognitive, loin du surplomb d’une autorité hiérarchique. Elle ne conduit pas cependant à structurer l’opinion publique, à la rendre en quelque sorte consciente d’elle-même.

Cette conscience de soi de l’opinion publique n’a jamais été uniforme, mais la violence des confrontations d’idées ne l’empêchait pas de s’inscrire dans un référentiel commun et de déboucher sur des choix alternatifs. Aujourd’hui, il vaudrait mieux parler d’une commune d’expérience, favorisée par les réseaux numériques et les voyages.

Le nouvel âge de la liberté d'expression

Cette expérience est fragmentée et changeante, peu apte à produire un cadre de pensée tel que nous l’avons connu au travers de grands manifestes, de grands romans ou des synthèses philosophiques. Les discours déceptifs aiment parler de bulles cognitives. Mais, lorsqu’on en voit les effets réels sur la pensée collective, on a plutôt l’impression que tout le spectre des possibles est au contraire revisité à chaque instant et que l’on accède à un patchwork d’idées qui auraient naguère été jugées incompatibles, mais constituent aujourd’hui notre réalité.

On ne peut donc nier que la liberté d’expression ait considérablement progressé et soit entrée dans un nouvel âge, loin de ses foyers culturels d’origine. Mais, elle ne revêt pas la forme quasi religieuse d’une Pentecôte des esprits (4) - d’une congruence dans la différence - telle que les théoriciens de la démocratie avaient pu l’imaginer. Elle n’a pas l’apparente dignité que ceux-ci lui conféraient.

Mutation permanente

Cette liberté de pensée et d’expression, boostée par le numérique et la mondialisation, s’avère sauvage et imprévisible. En somme, l’idéal bibliothécaire de lecteurs s’appliquant à butiner dans les rayons plutôt que de revenir toujours aux mêmes livres est largement dépassé, car la bibliothèque est devenue sans limites et ses clefs d’accès en mutation permanente.

Je ne dis pas que cette évolution me rassure. Formé au XXe siècle dans l’idéal d’un progrès continu de la raison né de la controverse, je mesure avec effroi la puissance déstabilisatrice de la contingence, même dans la pensée. Mais, c’est à ce prix que la liberté met en échec l’entropie. La liberté de penser n’est pas un acquis mais une tension.

 

(1) J.L. Austin, Quand dire c’est faire (nouvelle traduction). Seuil, 2024
(2) Tout le monde devrait pouvoir créer sa propre IA. Interview de Clément Delangue dans le journal Le Monde, 8-9 septembre 2024
(3) John Searle, Les Actes de langage. Hermann, 2009
(4) Heinz Wismann, Lire entre les lignes. Albin Michel, 2024 (p.94)

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