18 OCTOBRE - ESSAI Allemagne

Hannah Arendt- Photo JERRY BAUER/SEUIL

Cette correspondance s'ouvre sur un drame : la mort d'un ami commun. Par peur d'être livré aux Allemands, Walter Benjamin se suicide à Port-Bou, à la frontière franco-espagnole, en 1940. Elle s'achève sur une discorde à propos de la publication d'Eichmann à Jérusalem en 1963. Entre les deux, des lettres qui nous permettent de saisir deux personnalités, deux grands intellectuels juifs dans le monde de l'après-Shoah. "Nous voilà donc assis là, écrit Hannah Arendt en 1946, les deux survivants, comme Noé dans son arche, dans laquelle nous n'aurons même pas pu sauver l'indispensable."

Hannah Arendt (1906-1975) et Gershom Scholem (1897-1982), c'est un peu le chat et la souris. Sauf que les rôles ne sont pas très clairs. Chacun s'observe et devient l'autre. Chacun s'admire et se critique. "Vos analyses ne me donnent pas l'impression que votre savoir est mieux fondé que mon ignorance." La formulation de Scholem est bien celle d'un connaisseur du Talmud.

Au contact du kabbaliste, la philosophe se révèle une stupéfiante épistolière. Il y a du souffle chez ces deux géants de la pensée. Des allergies aussi. Et des curiosités immenses. L'un est devenu une sommité dans l'étude de la mystique juive. Il vit à Jérusalem. L'autre s'est imposée comme une référence de l'intelligentsia de son temps. Elle travaille à New York, d'abord dans une maison d'édition puis pour la Commission du renouveau culturel juif (Jewish Cultural Reconstruction Commission), pour laquelle elle procède à l'inventaire et à la récupération des livres et des objets d'art juif pillés par les nazis. L'essentiel des échanges évoque ces problèmes d'édition et de préservation. Lorsque survient le procès d'Eichmann et la parution du fameux essai où il est question de la "banalité du mal", Scholem reproche à Arendt son manque d'amour pour les Juifs. Elle lui donne raison. "Je n'ai de toute ma vie jamais "aimé" quelque peuple ou collectif que ce soit, ni l'allemand, ni le français, ni l'américain, ni par exemple la classe ouvrière ou quoi que ce soit de cette gamme de prix. Je n'aime en fait que mes amis, et suis totalement inapte à tout autre amour."

Cette correspondance vive, intense, pétillante, vaut aussi pour le remarquable travail d'accompagnement de Marie Luise Knott et David Heredia avec ses notes et ses annexes. "Les Juifs meurent en Europe et on les enterre comme des chiens", écrit Arendt le 21 octobre 1940. Voilà pourquoi sa rage ne quitte pas cette correspondance. Voilà pourquoi ces deux intelligences aiguisées manifestent leur volonté de conserver la mémoire de ceux qui ont payé de leur vie cette histoire, tel "Benji", l'ami Benjamin, qui traverse ces lettres comme un ange venant rappeler qu'on n'en a jamais fini avec la barbarie.

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