A un moment, dans ce texte posthume, Jean-Louis Crémieux-Brilhac (1917-2015) parle d’"aiguillage d’une vie". Il vient alors de s’évader d’un Oflag, en Poméranie. Dans une gare, un officier allemand contrôle les papiers. Avec son compagnon de fuite, ils tendent deux billets de train. C’est bon ! Les voilà partis pour la Lituanie, puis l’URSS où ils seront détenus dans les geôles de la Loubianka à Moscou jusqu’à la rupture par Hitler du pacte germano-soviétique.
Jean-Louis Crémieux se donne alors Brilhac pour nom de guerre - c’est le nom de la rue où il habitait à Rennes avec sa femme Monique - et rejoint la petite communauté de la France libre, à Londres. Il décrit fort bien ce groupe qui a dit non à la débâcle, à Vichy, aux nazis, et montre qu’au-delà des dissensions, des origines et des manigances quelque chose qui s’apparentait à la France maintenait la cohésion autour du général de Gaulle.
Dans ce récit inachevé que Pierre Nora a intitulé L’étrange victoire en écho à L’étrange défaite de Marc Bloch, le neveu de Benjamin Crémieux, critique littéraire à La NRF et mort en déportation à Buchenwald, décrit son "parcours" - c’est le titre provisoire qu’il avait donné à ses souvenirs - du Front populaire à la Libération. Dans la tourmente de la guerre, ce haut fonctionnaire proche de Mendès-France qui se fera historien la retraite venue avec deux grands ouvrages (Les Français de l’an 40, Gallimard, 1990, et La France libre, Gallimard, 1996) renoue avec son identité juive, lui, le laïc qui se souciait si peu des dieux. C’est en fait l’antisémitisme qui l’incite à se retrouver Juif. Dans la deuxième partie du livre, outre les hommages de son fils Michel, de l’historien Jean-Pierre Azéma et de François Hollande, on trouvera deux articles publiés dans la revue Le Débat sur "La France libre et le "problème juif"" et "Vichy et les Juifs".
Mais au cœur de ce grand résistant, compagnon de la Libération, se trouve la République qu’il fallait défendre coûte que coûte. Alors oui, il y eut bien un aiguillage dans cette vie magnifiquement remplie, un petit coup de chance sur un quai de gare. Car pour le reste, certains destins semblent évidents, tant ils sont droits. Rien ne semble pouvoir les faire dévier. Pas même l’histoire. L. L.