Série Printemps des Poètes 4/4

La poésie s'offre une seconde jeunesse

Stand Bruno Doucey Montreuil 2024 - Photo Olivier Dion

La poésie s'offre une seconde jeunesse

À l’occasion du Printemps des poètes, Livres Hebdo donne la parole à celles et ceux qui font vivre le genre, sur le papier et bien au-delà. Portée par de grandes structures éditoriales comme de plus petits acteurs spécialisés, la poésie jeunesse connaît un nouveau souffle, dépassant désormais le seul cadre de l’école. Innovante, créatrice ou même engagée, elle s’impose aujourd’hui comme un outil de choix pour sensibiliser petits et grands à la lecture, au débat et aux enjeux contemporains.

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Par Élodie Carreira
Créé le 24.03.2025 à 12h51 ,
Mis à jour le 25.03.2025 à 08h43

Marché éditorial de niche, la poésie jeunesse dépasse aujourd’hui le seul cadre scolaire. La preuve en est avec le Printemps des Poètes, dont la 27e édition se tient du 14 au 31 mars et qui invite petits et grands à découvrir les multiples territoires de la création poétique. L’occasion pour les éditeurs de mettre en lumière la richesse de leur production, et notamment celle de la poésie jeunesse, qui connaît un inattendu regain d’intérêt.

Longtemps portée par des acteurs pionniers, celle-ci se diversifie et s’élargit à la faveur de nouvelles stratégies éditoriales. Mais comment cette évolution s’illustre-t-elle ? Quels espaces les éditeurs consacrent-ils à la poésie au sein de la littérature jeunesse ? Et à quels besoins cette offre répond-elle ?

Des lieux propices à l'éveil poétique

« Avec notre collection pour la jeunesse, nous souhaitions créer un espace d’éveil à la création poétique, adapté à un jeune public et qui viendrait casser les codes de la poésie scolaire », rappelle Elsa Pallot, cogérante de Cheyne Editeur. Lancée en 1985 à l’initiative de Martine Mellinette, la collection « Poèmes pour grandir » a ainsi vu passer des poètes tels que Jean-Pierre Siméon ou David Dumortier. Chaque année enrichie d’un à deux nouveaux titres, elle réalise les meilleurs scores de ventes de l’ensemble du catalogue.

De la même façon, Gallimard a très tôt puisé dans son prestigieux fonds pour faire exister la poésie jeunesse. Dès 1998, Folio Junior s’est doté d’un volet poétique, faisant paraître chaque année une à deux anthologies consacrées à des poètes de renom. Une collection conçue comme « une initiation pour les jeunes lecteurs, un enrichissement pour les amateurs et un outil pour les enseignants », fait savoir son directeur, Thierry Laroche. Autre gamme majeure de la maison : la collection « Enfance en poésie ». Créée par Guy Goffette et désormais dirigée par Emilie Nief, celle-ci déploie plusieurs petits livres carrés vendus à 7,90 euros, pour faire découvrir aux enfants de 7 à 13 ans les classiques du genre.

Thierry Laroche
Thierry Laroche, directeur éditorial de la bande dessinée et la jeunesse chez Gallimard.- Photo OLIVIER DION

Ancien enseignant en école maternelle, Alain Serres, fondateur des éditions Rue du monde, a lui aussi accordé une place de choix à la poésie pour enfants, dès les premiers jours de sa maison. « Au départ, j’ai voulu créer une première bibliothèque poétique. Aujourd’hui, environ 100 titres sur les 600 de la maison sont dédiés à la poésie », détaille-t-il. Des ouvrages comme Tour de Terre en poésie (40 000 exemplaires écoulés), Le tireur de langue (35 000 exemplaires) ou encore Un poisson d’avril de Boris Vian (24 000 exemplaires) dans la collection « Petits Géants », ont d’ailleurs connu un succès tout à fait inhabituel pour le secteur.

« L’illustration est un second regard »

« Si la bonne vente de certains titres nous permet d’en faire naître d’autres, c’est gagné ! », s’enthousiasme l’éditeur qui publie pour le Printemps des poètes ses quatre nouveautés de l’année. Ces derniers temps, le secteur a d’ailleurs connu un nouvel essor, marqué par des ventes en hausses et une présence remarquée sur les réseaux sociaux. Des perspectives plutôt réjouissantes qui peuvent, au moins en partie, s’expliquer par les efforts investis par les professionnels dans le but de rendre l’offre aussi attractive qu’accessible.

C’est du moins ce que partagent les éditeurs, spécifiquement interrogés sur la poésie jeunesse. Pour valoriser le segment, certains d’entre eux ont fait le choix d’accorder une place plus importante à l’illustration. « L’illustration est un second regard, elle suit la lecture comme une ponctuation », explique Elsa Pallot de chez Cheyne Editeur. Seule collection illustrée du catalogue, « Poèmes pour grandir » consacre ainsi le même espace aux mots qu’aux images.

Rue du Monde
Couvertures d'une anthologie de Paul Eluard et des poèmes d'Albane Gellé- Photo RUE DU MONDE

« La présence de l’illustration offre un autre récit », abonde Murielle Szac, directrice des collections « Poés’histoires » et « Poés’idéal » aux éditions Bruno Doucey. La première, qui publie surtout des textes engagés, a sollicité le plasticien britannique Bruce Clarke pour la réalisation des couvertures. À l’occasion des rééditions de Chantefleurs et Chantefables de Robert Desnos, Gründ jeunesse a également donné une seconde vie aux albums grâce au coup de crayon d’Henri Galeron. De la même façon, la dernière parution des éditions Boucherie Littéraire, Poèmes joue ! Joue ! de Julien Bacci se veut une combinaison de textes et de jeux, illustrée de bout en bout.

Un segment porté par la prescription

Pour favoriser et faciliter l’accès d’un jeune public, les professionnels misent aussi sur des ressorts intrinsèques au genre poétique. C’est le cas des éditions Møtus et de leur collection « Pommes Pirates Papillons », créée par François David, aussi fondateur de la maison. « Les enfants aiment beaucoup la poésie, ils y sont très sensibles, peut-être parce qu’elle propose un langage plus accessible que la langue ordinaire », argue-t-il, soulignant le caractère humoristique des poèmes du label ; « outil précieux » pour faire venir les enfants au genre.

« Nous menons aussi un important travail sur le style, le vocabulaire, le sens des mots pour solliciter l’imaginaire », complète Pierre Lenganey, qui a repris la direction de la maison en 2019. Et la proposition fonctionne. Initiée avec Le rap des rats, la trilogie animalière de Michel Besnier, illustrée par Henri Galeron, s’est même imposée comme un best-seller du genre (10 000 exemplaires vendus par titre).

Hélène Dorion
L'oeuvre de la poétesse québécoise Hélène Dorion a intégré le programme du baccalauréat en 2024.- Photo OLIVIER DION

« Ces titres ont connu des chiffres spectaculaires pour le secteur, mais ils ont aussi bénéficié du soutien des enseignants qui s’en sont beaucoup servis », ajoute Pierre Lenganey. Parents, bibliothécaires, instituteurs ou professeurs, ces prescripteurs littéraires contribuent quotidiennement à la résistance et au renouvellement du marché.

« Sans une entrée dans les programmes scolaires, publier de la poésie jeunesse reste très hasardeux », explique Anne Dieusaert, directrice littéraire des éditions Seghers, pour qui la prescription est « un graal économique » en poésie. Un phénomène que l’éditrice a pu constater d’elle-même en publiant Maya Angelou, autrice de La vie ne me fait pas peur, désormais sur la liste des recommandations de l’Education nationale, tout comme la poétesse Hélène Dorion fut intégrée au programme du baccalauréat grâce à son recueil Les forêts (Bruno Doucey).

Des plumes féminines contemporaines

Tout comme la poésie « adulte », celle que les éditeurs adressent à la jeunesse tend également à se féminiser. « Nous avons remarqué qu’il y avait assez peu de femmes poétesses dans notre collection, nous avons donc cherché à intégrer davantage de voix féminines avec des femmes comme Andrée Chedid, Marceline Desbordes-Valmore ou encore Louise de Vilmorin », énumère Emilie Nief, à la tête d’« Enfance en poésie » chez Gallimard. Si bien que Jacques Prévert, dont les classiques font régulièrement l’objet de réimpression, partage désormais l’affiche du catalogue avec Susie Morgenstern, à qui la maison a commandé un recueil de dix poésies, intitulé Dans ma petite maison.

Même son de cloche du côté de Folio Junior Poésie qui a, ces dernières années, convié Clémentine Beauvais ou Sylvie Germain à réunir leurs textes favoris dans des anthologies thématiques, sur l’amour et la nuit. « Nous essayons également de trouver des poètes venus d’ailleurs », nous informe Thierry Laroche, directeur éditorial chez Gallimard Jeunesse, citant volontiers Marina TsvetaïevaSei Shonagon, Nazik Al-Malaï’ka, ou encore la cohabitation de Makenzy Orcel et de Léopold Sédar Senghor au sein du titre de Clémentine Beauvais. 

« Je me suis amusée à compter le nombre de poètes et de poétesses que l’école proposait à ma fille. Fatalement, 90% des auteurs de la sélection étaient des hommes », partage Elsa Kedadouche, cofondatrice des éditions associatives On Ne Compte Pas Pour Du Beurre. C’est donc en partant de cette sous-représentation dans le genre que l’éditrice a souhaité publier une « micro-anthologie » collective, Bonjour poésies, dans laquelle treize poétesses livrent le poème qu’elles « auraient aimer lire enfant ». « Par ailleurs, les recueils publiés sont souvent l’œuvre d’hommes morts. Un comble alors que la poésie se veut un genre particulièrement vivant ! », déplore l’éditrice qui a soumis son initiative à des voix telles que Lisette Lombé, Laura Vazquez, Rim Battal ou encore Nathalie Quintane.

« Les enfants ont besoin d’une poésie qui leur permette de comprendre le monde autour d'eux »

Réunis dans un joli écrin coloré de douceur, les textes des poétesses appellent à la fiction et au rêve, offrant une alternative poétique à un réel de plus en plus difficile à appréhender. De plus en plus présente dans la poésie jeunesse, cette caractéristique ravit, là aussi, le personnel éducatif, qui s’empare désormais du segment comme un outil de médiation privilégié, facilitant l’introduction de notions complexes.  « Je pense que les enfants ont besoin d’une poésie qui raconte une histoire de la vie, et qui leur permette de comprendre le monde autour d’eux », acquiesce Muriel Szac, elle-même autrice du poème narratif Immenses sont leurs ailes (« Poés’histoires », prix Bologna Ragazzi en 2022), sur deux enfants syriens contraints de quitter leur maison à cause de la guerre.

Car les efforts investis par les professionnels visent aussi à prendre au sérieux le jeune lectorat. « Lorsqu’on fait de la poésie "adulte", les niveaux de lecture ne sont pas les mêmes mais certains poèmes non référencés "jeunesse" fonctionnent aussi très bien chez les enfants », explique Anne Dieusaert de Seghers, pour qui « traiter la poésie jeunesse comme un genre en soi est peut-être trop restrictif ». C’est d’ailleurs pour cette raison que l’éditrice, qui lit volontiers Jacques Roubaud à sa fille, a repensé le département « jeunesse » de la maison, privilégiant l’accessibilité à des textes difficiles mais imprégnés d’une vision poétique, tels que Le Prophète de Khalil Gibran.

Folio Junior Poésie
Couverture des anthologies de Clémentine Beauvais et Thomas Vinau chez Folio Junior Poésie.- Photo GALLIMARD JEUNESSE

Comme elle, d’autres éditeurs invoquent Guillaume Apollinaire, Paul Eluard, Francis Ponge ou encore Jacques Prévert. Autant de figures qui, malgré elles, peuplent désormais les manuels scolaires. « J’ai plutôt l’impression que l’on estampille un ouvrage de "poésie jeunesse" pour que les médiathèques et les enseignants puissent s’y retrouver, mais en réalité, la poésie ne soupçonne pas l’étendue de son lectorat », constate également Antoine Gallardo, patron des éditions Boucherie littéraire.

Toutes les stratégies éditoriales visant à segmenter la poésie seraient donc artificielles ? « Je pense que les auteurs n’écrivent pas une poésie pour les enfants. Ils écrivent des textes qui questionnent, suscitent du débat et servent de portes d’entrée pour investir les imaginaires et créer des expériences sensorielles », avance Dolores Da Silva Dias, directrice du Centre de créations pour l’enfance, à l’origine de la Fête de la poésie jeunesse à Tinqueux (et récemment rebaptisée « Festival d’expressions poétiques »). Mais une chose est certaine. Ces qualités propres au segment intéressent un lectorat de plus en plus élargi, rendant ainsi à la poésie sa mission première : proposer un langage universel.

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