Entre l’ode et le conte - La petite sirène d’Andersen n’est pas bien loin -, Daphné Collignon propose dans Sirène un étrange voyage. Au Maroc, Magda, belle brune de 33 ans, est fraîchement enceinte de Nour sans l’avoir épousé. Un problème dans ce pays aux traditions bien ancrées. De la côte atlantique aux confins de l’Atlas, elle prend la route pour le retrouver et faire avec lui les choix qui engageront leur avenir. Mais ce périple qui prend la forme d’un parcours expiatoire, d’un rituel purificateur, est d’abord pour elle, plus angoissée qu’à son tour, l’occasion d’affronter ses propres démons.
Une mystérieuse jeune femme rousse et muette va l’y aider à sa manière, faussement passive et même un peu brutale. Sortie de l’océan sans crier gare, les mains ensanglantées, elle joue pour Magda le rôle d’un miroir plus ou moins déformant, ou d’un psy avec lequel un transfert s’opère. Magda l’a recueillie une première fois. Elle la retrouve encore et encore sur son chemin quand elle ne s’y attend pas. Et ces apparitions, ces bouts de chemin ensemble orientent chaque fois dans de nouvelles directions le monologue intérieur de Magda, oscillant entre révolte et espoir, tout en doutes et en hésitations devant la conscience croissante de la possibilité d’une fille.
Daphné Collignon a certainement mis beaucoup d’elle-même dans cette restitution des interpellations intimes d’une grossesse naissante, portée par des couleurs sourdes qui semblent corseter avec peine des passions antagoniques. Et si son texte s’empâte parfois, jusqu’à un certain hermétisme, elle livre des planches d’une puissante poésie graphique, dans lesquelles le Maroc lui-même constitue un personnage à part entière.
En extérieur, la terre est comme irradiée par le soleil tant que ne s’étendent pas les ombres un peu inquiétantes du soir. Les intérieurs, eux, sont tout en clairs-obscurs, imprégnés d’une fraîcheur menaçante. On y tâtonne dans la pénombre, soulagé d’y trouver des visages que la dessinatrice soigne jusqu’à la torture, comme s’accrochant à une bouée de sauvetage. Regards tendus, yeux anxieux ou irrités de Magda, ou délavés de la jeune muette. Daphné Collignon brosse le portrait ambigu et mélancolique d’une femme déchirée.
Fabrice Piault