Après des années de relégation au second rang, les littératures de l'imaginaire, au sens large, tiennent-elles enfin leur revanche ? À l'ère post--Covid, plusieurs signaux clignotent dans un océan de romans centrés sur le réel et l'expérience de soi. Des plus voyants, comme l'appétence des jeunes lecteurs pour la SF, aux plus subtils, à l'image de ces textes, nombreux, publiés dans des collections de littérature générale, alors même qu'ils contiennent des éléments surnaturels ou dystopiques.
« L'année dernière, Panorama, de Lilia Hassaine (qui se déroule en 2049, ndlr) a paru dans la "Blanche" de Gallimard, mais c'est un texte dystopique qui aurait très bien pu sortir chez La Volte ou L'Atalante », cite en exemple Loïc Desroches, responsable du rayon imaginaire et policier de la librairie Le Failler, à Rennes. Symbole du retour en grâce de l'imaginaire, depuis mai 2023, son rayon est passé du sous-sol au rez-de-chaussée, soit au même niveau que la littérature générale. « Une petite révolution », souligne le libraire, qui a vu son chiffre d'affaires croître de 30 à 40 % grâce à cette nouvelle exposition.
Au-delà de l'engouement pour les littératures de l'imaginaire stricto sensu, « depuis deux ans, le romanesque pur a repris du galon », souligne Dana -Burlac, directrice littéraire aux éditions de l'Observatoire. Un mouvement dont témoigne le sacre en 2023 de Veiller sur elle, de Jean-Baptiste Andrea (L'Iconoclaste), qualifié de « Goncourt du romanesque ».
Ce retour aux grandes fictions réjouit Claire Duvivier, autrice et cofondatrice de la maison d'édition Asphalte. « Cela concerne certes l'imaginaire en tant que genre, mais aussi le roman historique, comme en témoigne le succès de Pour mourir, le monde, de Yan Lespoux (Agullo, 2023) », estime l'éditrice qui publie le 23 août Le tumulte et l'oubli, de Timothée Demeillers, sur l'histoire des Sudètes.
Prendre l'air (du temps)
« Nous sommes dans une période extrêmement anxiogène où le besoin de s'absoudre du réel est de plus en plus fort [...]. Les littératures de l'imaginaire, qu'il s'agisse d'une littérature de genre franchement marquée, ou de celle plus masquée avec des éléments fantastiques, apportent une vraie réponse à cette envie d'évasion », considère pour sa part Dominique Bordes, fondateur de Monsieur Toussaint Louverture, qui publie notamment le maître américain de l'horreur Michael McDowell.
« Ayant grandi avec l'imaginaire, notamment avec Harry Potter, nombre d'auteurs et d'éditeurs n'ont pas de prévenance contre le genre », explique Claire Duvivier à cet égard, évoquant une génération de trentenaires et de quadras qui assume ses références venues du cinéma, des séries télé, ou encore des jeux vidéo.
« Il y a une évolution en cours en faveur de l'imaginaire qui est beaucoup plus forte dans les autres industries culturelles depuis 25 ans », ajoute David Meulemans, des Forges de Vulcain. En littérature, le rééquilibrage repose, selon lui, sur une lente évolution. « La littérature du réel, invention du XIXe siècle pour s'adresser au plus grand nombre, est passée d'une littérature prolétarienne à une littérature bourgeoise. À l'inverse, la littérature allégorique, qui requérait une solide culture, est devenue la littérature populaire et démocratique », résume l'éditeur qui construit un catalogue principalement composé de fictions.
Plus largement, concernant le retour à des formes très narratives, « les propositions proches du nouveau roman portaient cette idée que le narratif serait renvoyé aux oubliettes de l'Histoire, mais le besoin de narration est un besoin humain fondamental », analyse David Meulemans.
Faire rugir la rébellion
Un besoin d'autant plus marqué en période de crises. « Aujourd'hui, les gens cherchent une vision de société que les politiques n'apportent plus et un avenir possible », considère Sandrine Roudaut, cofondatrice des éditions La Mer salée. « La plupart des films et des livres promettent un futur dystopique, participant ainsi à la sidération et au repli. À l'inverse, nous voulons raconter d'autres mondes désirables pour alimenter l'espoir et l'action », explique l'éditrice qui publiera en octobre le deuxième opus des Utopiennes, Bienvenue en 2044.
« Je ne crois pas que la littérature apporte des solutions, mais la SF ou la fantasy montrent que le monde peut être différent. Cet horizon, c'est ce qui fait que la séduction opère auprès des jeunes lecteurs qui ont faim d'un monde meilleur, remarque David Meulemans. Quelque part, la littérature du réel est devenue une littérature de la résignation ou de la consolation, là où l'imaginaire est redevenu une littérature de la rébellion », pense-t-il.
Cet appétit pour de nouveaux récits, Yara El-Ghadban le ressent à la fois comme éditrice chez Mémoire d'encrier et comme romancière. « Je n'ai pas besoin d'écrire une dystopie : la dystopie, je la vis, elle fait partie du quotidien des Palestiniens, introduit l'autrice de La danse des flamants roses, à paraître le 23 août. Imaginer ce qui n'existe pas encore a toujours fait partie du travail des écrivains. » Commencé il y a plus de six ans, ce roman utopiste imagine la Palestine, après l'évaporation de la mer Morte, comme un lieu où le monde renaît avec un nouveau rapport à la vie, aux animaux, et entre humains.
Briser les frontières
Pour autant, un roman qui contient des éléments de l'ordre de l'utopie, du fantastique ou du merveilleux, doit-il nécessairement être classé en imaginaire ? Et faut-il opposer ces récits aux littératures du réel ?
« Ces catégories sont superflues et relèvent du contexte occidental : dans les littératures du monde, ces divisions entre l'esprit, le corps, le visible, l'invisible, le passé, le présent, sont beaucoup plus fluides et poreuses... », défend Yara El-Ghadban. « Nombre de romans haïtiens, comme ceux de Gary Victor, sont ancrés dans la vie réelle et portent un commentaire politique très puissant tout en intégrant les mystères du vaudou », cite-t-elle en exemple.
Et Dominique Bordes de flouter encore un peu plus les frontières. « La littérature de genre est divertissante, mais elle interroge aussi sur le réel, de façon beaucoup moins frontale et donc peut-être plus efficace », soutient-il.
En France, où le rayon horreur n'existe pas, les romans édités par Monsieur Toussaint Louverture naviguent parfois, d'une édition à une autre, entre les positionnements afin de trouver leur place en librairie. Pour Watership down, sorte de fantasy animalière de Richard Addams, qu'il a réédité en mai 2024 pour la quatrième fois depuis 2016, l'éditeur s'interroge : « Faut-il le publier en jeunesse, en fantastique, ou au contraire le masquer en littérature générale ? Comme il n'est pas aisément définissable, il a du mal à trouver sa place... »
Que faire, dès lors, de ces fictions inclassables, qui jouent avec les codes ? Assumer une commercialisation en imaginaire, ou les diluer en littérature générale au risque de manquer sa cible ?
En 2022, David Meulemans publie Jusque dans la terre, de Sue Rainsford, en littérature générale, sans rencontrer dans ce rayon le succès escompté. Récupéré par les librairies d'imaginaire, le roman finit par remporter le prix Imaginales 2023. « Nous avons donc sorti Jours de sang, son nouveau roman (paru le 17 mai, ndlr), directement en imaginaire, bien qu'il s'agisse d'une transfiction extrêmement littéraire qui finalement relève beaucoup plus de la littérature générale », précise l'éditeur.
Ces transfictions, l'écrivain Francis Berthelot les définit en 2005, dans Bibliothèque de l'Entre-Mondes (Folio SF), comme des œuvres littéraires à la frontière entre littérature générale et littératures de l'imaginaire. Pour ces textes hybrides, la librairie Le Failler travaille ponctuellement sur des doubles implantations. Placé en littérature générale par Rivages - qui a pourtant lancé une collection d'imaginaire en 2022 -, La mer de la tranquillité d'Emily St. John Mandel a ainsi très bien vécu dans un rayon comme dans l'autre. « Cette manière de travailler émerge, mais assez lentement », observe le libraire trentenaire.
Ode au plaisir
Un classement plus fluide, qui ne doit pas nécessairement aller jusqu'à une abolition des genres en librairie. « Imaginons une librairie sans rayon polar et imaginaire : ces transfictions, souvent très expérimentales sur la forme comme sur le fond, se perdraient complètement dans la masse de la littérature générale », juge Loïc Desroches.
Au-delà de ces considérations, le retour de l'imaginaire et du romanesque est peut-être aussi et surtout une ode au plaisir. « Ce que je vois en ce moment, c'est une appétence pour des romans qui expliquent le monde sans donner de leçons et en faisant voyager, pointe Dana Burlac. Je ne dis pas qu'il faut formater les romans comme des séries et en faire du McDo littéraire, mais il y a une structure, un rythme à tenir, pour faire plaisir aux lecteurs au bout de la page. »
De son côté, Dominique Bordes pense non seulement au plaisir immédiat du lecteur, mais aussi à son devenir en littérature. « Autant la littérature du réel, qui me semble bien souvent en apnée dans son monde, n'amène qu'à elle, autant les littératures de l'imaginaire peuvent amener à d'autres littératures. [...] Or quand je publie un livre, j'imagine la carrière du lecteur qui va le lire. » Ainsi, la revanche des littératures de l'imaginaire pourrait bien signer la victoire de toutes les autres, au-delà des étiquettes de genre.
Le saviez-vous ?
L'anecdote est bien connue du milieu de l'imaginaire : en 1903, le premier prix Goncourt de l'histoire récompense un roman de science-fiction, Force ennemie (éditions de la Plume), de John-Antoine Nau.
Signe de l'effacement des frontières entre les genres et de la soif de récits porteurs d'horizons, la maison de résidences d'écriture Julien Gracq a lancé en mars 2024, avec le média Novethic, une résidence de journalisme pour témoigner du thème des nouveaux imaginaires.
Le Québec est riche de « transfictions » défiant les genres et multipliant les explorations langagières. On pense au Lièvre d'Amérique, de Mireille Gagné (La Peuplade, 2020) qui pourrait être classé en imaginaire ; ou encore aux romans de Catherine Leroux, édités par Asphalte, comme L'avenir (2022), qui se déroule dans une Détroit restée française où une communauté d'enfants parle une langue hybride, mêlant le français du Québec à l'anglais, et à Madame Victoria (2023), qui part d'un fait divers réel, la découverte d'un squelette de femme en 2001 à Montréal, avant de glisser vers l'imaginaire.