VOTATION

La Suisse tout près du prix fixe

Une libraire arbore le badge « Oui au livre » dans la librairie Payot de la rue du Marché, à Genève. - Photo OLIVIER DION

La Suisse tout près du prix fixe

Le monde du livre suisse est en campagne référendaire pour défendre le "oui" à la loi sur le prix fixe du livre. Le clivage est plus linguistique que politique. Le taux de change sur les livres importés trouble le débat. En cas de succès, la loi pourrait entrer en vigueur le 1er janvier 2013.

J’achète l’article 4.5 €

Par Hervé Hugueny, Clarisse Normand
Créé le 09.02.2015 à 18h35 ,
Mis à jour le 27.02.2015 à 15h39

Au soir du 11 mars, la Suisse sera peut-être le dixième pays européen disposant d'un prix du livre encadré. Quel que soit le résultat de la "votation" relative à la "loi fédérale sur la réglementation du prix du livre", ce sera aussi le premier pays au monde à avoir organisé une telle consultation. Vue de France, avec sa fameuse loi Lang qui a inspiré le texte helvétique, ce référendum paraît tout à la fois exotique et chargé de symbole. Mais pour la majorité des citoyens de la Confédération, l'enjeu n'apparaît pas plus important que les quatre autres scrutins programmés le même jour, sur la sixième semaine de vacances, l'épargne-logement, les jeux d'argent et contre les constructions de résidences secondaires.

LA BAISSE DE L'EURO FACE AU FRANC SUISSE- Photo SOURCE : CAPITAL.FR

UNE DIZAINE D'ANNÉES DE COMBATS

C'est d'ailleurs ce qui inquiète les professionnels du livre, pour lesquels ce sera l'échéance d'une dizaine d'années d'engagement, de discussions et de combats passionnés. "C'est un sujet complexe, et on voit surgir au dernier moment beaucoup d'avis et d'affirmations simplistes", regrette Patrice Fehlmann, directeur de l'Office du livre (OLF), notamment distributeur d'Editis, de Flammarion et de Gallimard.

Rien n'est joué, et la suite dépendra surtout de la décision dans la partie alémanique du pays. Représentant près des deux tiers d'une population de 7,7 millions de personnes, les Suisses de langue allemande sont surnommés les "nein sagen" - « ceux qui disent non » - par leurs concitoyens de langue française (20 % des habitants). De plus, à Zurich ou à Berne, la vie de l'édition et de la librairie est restée longtemps plus sereine qu'à Genève ou Lausanne. Réglementant les prix sous forme d'accord contractuel, le Sammelrevers (1) a tenu jusqu'en 2007. Son démantèlement sous la pression de la Commission de la concurrence est trop récent pour que les effets en soient mesurables sans contestation. Dans un marché dominé par les chaînes Thalia, Orell Füssli et Ex Libris qui rivalisent de rabais sur les best-sellers depuis que les prix sont libres, des libraires indépendants ont certes fermé. Mais tous ne se sentent pas aussi menacés que leurs homologues romands, unanimes en faveur du "oui". D'autre part, comme l'approvisionnement passe par des grossistes ou se fait directement en Allemagne, la surcharge de la fameuse tabelle, instaurée pour parer au surcoût de la conversion entre devises, reste aux environs de 15 % des tarifs allemands - alors qu'elle peut atteindre 35 % à 40 % sur les livres français.

Marco Dogliotti dit « Oui au livre » dans sa vitrine de la librairie Le Parnasse, à Genève. - Photo OLIVIER DION

C'est d'ailleurs en Suisse alémanique que le comité du "non" a réuni l'essentiel des 60 124 signatures demandant le recours aux urnes, après le vote de la loi, le 18 mars dernier. Les partisans de cette proposition de loi déposée en 2004 avaient jusqu'alors surmonté toutes les embûches, dont l'opposition résolue du gouvernement, qui tente encore une dernière manoeuvre en prétendant, contre toute évidence, que la loi ne concernerait pas les sites Internet étrangers. Ce vote qui pourra remettre en cause la décision des parlementaires relève de l'exemplarité démocratique, mais aussi d'un lobbying déterminé.

Des affiches pour le « oui » dans la librairie du Boulevard, dans le quartier de Carouge, à Genève.- Photo OLIVIER DION

MIGROS MOBILISÉE POUR LE « NON »

>Première chaîne de distribution nationale, la coopérative Migros a en effet collecté les signatures dans ses magasins implantés dans toute la Suisse. Elle a aussi mobilisé Ex Libris, sa filiale de 114 librairies - uniquement en Suisse alémanique - qui arborent toutes les couleurs du "non". "Le livre ne représente que 0,5 % des 25 milliards de francs de chiffre d'affaires du groupe, mais ce référendum fait partie de nos engagements pour la culture, qui sont dans les gènes de Migros", assure Martin Schläpfer, directeur de la politique économique du groupe. Les best-sellers >vendus à moitié prix représentent aussi de bons produits d'appel, et la concurrence par les prix constitue le socle de l'expansion d'Ex Libris. D'autre part, l'article 8 de la loi prévoyant que les revendeurs non libraires ne peuvent obtenir de meilleures remises que les libraires vise expressément Migros. Et avec un budget de 700 000 euros officiellement reconnu, cette campagne apporte une visibilité bien moins coûteuse qu'une campagne classique contre la vie chère.

La promotion de la diversité et de la qualité du livre, dans les meilleures conditions pour le plus grand nombre possible de lecteurs (article 1 de la loi), demande évidemment plus de subtilité dans la communication. D'autant que la question est posée au milieu d'un débat récurrent sur la confiscation par les importateurs ou les commerçants de l'avantage de change. Depuis cinq ans, le franc suisse s'est apprécié de près de 40 % par rapport à l'euro. Le différentiel s'est creusé surtout au cours des dix-huit derniers mois. A l'été 2011, les deux devises ont même frôlé la parité. Tout ce qui est importé devrait donc être beaucoup moins cher, et le calcul est facile avec le livre : "Le prix est imprimé en euros sur la quatrième de couverture", se lamentent les libraires, en première ligne pour la réception du mécontentement des lecteurs : l'étiquette en francs suisses qui recouvre le prix en euros est bien souvent décollée pour faire apparaître "l'autre prix" afin de pouvoir comparer. Les libraires ne peuvent rétrocéder tout ce gain de change, que les diffuseurs conservent en partie. Et s'ils vendent moins cher, il leur faut aussi vendre plus pour compenser le manque à gagner, ce qui n'a pas fonctionné l'an dernier (voir ci-contre).

Pour maîtriser ce problème du taux de change, Pascal Vandenberghe, directeur de Payot, premier réseau de Suisse romande avec 11 librairies, a annoncé en décembre qu'il irait s'approvisionner directement en France - pour améliorer au moins sa marge, et à condition que les groupes nationaux l'acceptent. Son annonce, qui pouvait fournir un argument aux partisans du "oui" expliquant que les prix baisseront si la loi est votée, a été récupérée par ceux du "non" qui clament que cette loi est vraiment inutile, la solution étant déjà trouvée. La campagne en a été troublée, regrettent les partisans de la loi. "Le système actuel est de toute façon intenable. Et si j'avais annoncé ce projet après la votation, on m'aurait accusé de tous les maux, surtout en cas d'échec", justifie le patron de Payot, qui se dépense sans compter dans les médias.

"NOUS AVONS CONFIANCE. »

Personne n'envisage un succès du "non" chez les professionnels en Romandie où le climat est favorable en dépit du manque de moyens dont s'accommode Jacques Scherrer, secrétaire général de l'Association suisse des éditeurs, diffuseurs et librairies : le message sur la qualité du service et la nécessité d'un réseau de librairies garant de la diffusion de l'édition locale est plutôt bien compris. La majorité de la classe politique romande votera "oui", y compris des élus du Parti libéral-radical (équivalent de l'UMP) ou de l'UDC (encore plus à droite) qui se sont désolidarisés de la direction nationale de leur parti. Si le "oui" l'emporte, la loi pourrait entrer en vigueur le 1er janvier 2013, pour laisser aux professionnels le temps de s'adapter, indique le service de communication du Département fédéral de l'économie. Et si les "nein sagen" font la différence ? "Nous avons confiance, et je préfère ne pas y penser", déclare Françoise Berclaz, libraire à Sion.

(1) Accord interprofessionnel entre éditeurs, libraires et diffuseurs-distributeurs sur le prix du livre.

Les libraires suisses sont chocolat

 

La librairie indépendante souffre de la concurrence des grandes surfaces culturelles et de consommateurs rétifs. Qui parfois vont acheter directement en France.

 

Pour être libraire en Suisse, il est préférable de s'installer dans une ville moyenne, de taille suffisante pour y trouver une clientèle, mais pas assez grande pour intéresser la Fnac, et aussi éloignée que possible de la France ou de l'Allemagne afin d'échapper à la concurrence des libraires frontaliers. Françoise Berclaz, qui développe depuis trente ans La Liseuse à Sion (30 000 habitants), dans la vallée d'un Rhône encore modeste, se trouve dans cette situation presque idéale. La concurrence avec Payot, arrivé deux ans après son ouverture, est "stimulante", et sa librairie s'étend maintenant sur 300 m2. "Mais il faut avoir le virus et ne faire que ça, même les jours de congé", explique avec passion la libraire qui trouve encore le temps de présider son association professionnelle.

A contrario, Lausanne (310 000 habitants dans l'agglomération) est devenue une terre brûlée pour les librairies indépendantes, écrasées entre une Fnac de 3 000 m2 (dont 600 pour le livre) et le navire amiral de Payot (2 000 m2), qui a son siège dans la capitale du canton de Vaud. La France est certes de l'autre côté du lac Léman mais, avec plus d'une douzaine d'allers-retours quotidiens en 35 minutes vers Evian (et autant vers Thonon), le shopping transfrontalier en ferry est facile. Les Yeux fertiles, une des dernières librairies généralistes de la ville (550 m2), a fermé en décembre. Basta ! tient encore deux points de vente, dont un à l'université, mais c'est une librairie coopérative autogérée, adossée aux Nouvelles éditions populaires, où le bénévolat apporte un soutien appréciable.

A Genève, le bassin de clientèle est plus important (472 000 habitants), mais la concurrence Payot-Fnac fait aussi souffrir les indépendants, et la France est toute proche. La baisse d'activité y est plus importante qu'ailleurs, reconnaissent les diffuseurs. Conséquence, la Nouvelle librairie Descombes, rue du Vieux-Collège, entre la cathédrale et le lac, a fermé à l'automne. Payot a licencié trois salariés pour raison économique à la même période, et ne remplace plus les départs pour le moment.

"De façon globale, ça va mal", résume avec son franc-parler habituel Patrice Fehlmann, directeur de l'Office du livre (OLF) à Fribourg, distributeur de Flammarion, de Gallimard et d'Editis. "Au second semestre 2011, l'activité a plongé de 15 %", déplore Raymond Filliastre, directeur de Servidis. Reconnu pour appliquer les tabelles les plus raisonnables, quand même à hauteur de 25 % du prix français, le diffuseur-distributeur de La Martinière et d'Actes Sud, filiale à 50/50 de Volumen et de Slatkine, souligne qu'il accompagne les libraires dans cette phase difficile, en leur accordant une surremise mensuelle de 3 %. Les représentants d'Editis et d'Hachette préfèrent laisser la parole à leur direction. Chez Hachette, on rappelle que « les prix catalogue sont fixés par Diffulivre au regard des coûts auxquels il fait face ; et le différentiel de prix entre les marchés français et suisse est la contrepartie d'un réseau de diffusion de proximité ».  La Fnac ne s'exprime pas.

DES VENTES ÉTONNANTES

Les diffuseurs français ont répercuté une partie de la chute de l'euro (voir p. 15) et baissé leurs prix de 12 à 15 % depuis dix-huit mois. Ce qui correspond à peu près au recul de chiffre d'affaires de la branche : les prix des livres ont diminué, mais les Suisses n'en ont pas acheté plus, du moins pas chez eux. En témoigne l'évolution des ventes enregistrées dans les villes françaises proches de la frontière. "L'an passé, la Haute-Savoie, la plus proche de la Suisse parmi les douze départements dont je m'occupe, a affiché une croissance des ventes deux fois supérieure à la moyenne de mon secteur", observe Jean-Paul Roméo, représentant au CDE. La Librairie de France à Gaillard, sur la frontière, réalise des ventes étonnantes en sciences humaines pour une maison de la presse. Au Virgin d'Archamps, situé dans une zone rurale à 3 km de la frontière et à 10 km de Genève, la hausse du panier moyen d'achat de la clientèle suisse a dopé l'activité en 2011.

En Suisse, ce contexte difficile ne décourage pas les vocations. Florence Bourdin Diop et son mari ont lancé Mot de passe (150 m2) à Neuchâtel en août dernier, dans un petit centre commercial, à la place d'une boutique de vêtements. Le Cerf Livres dispose aussi d'un bel espace, inauguré en novembre à Orbe, dans une boucle de la rivière du même nom, où sont installés aussi les salariés de Nespresso, le très cher café de Nestlé. Virginie Bertholet a installé Le Rez, sa librairie, ...au rez-de-chaussée de sa maison, à Châtel-Saint-Denis, au nord de Montreux. Et début 2001, Dominique Bressoud avait ouvert Une petite prose à Boudry, sur la rive nord du lac de Neuchâtel. Toutes espèrent évidemment que le résultat du référendum leur apportera un peu de sérénité, le 11 mars au soir.

09.02 2015

Les dernières
actualités