Elle aurait dit : "Pour une femme, trahir n'a qu'un sens - précisément celui des sens." A la lecture de Dans le lit de l'ennemi, la fascinante et terrifiante biographie historique que le diplomate américain Hal Vaughan consacre à son attitude durant l'Occupation, Gabrielle "Coco" Chanel aurait mis à trahir, les siens et son pays avant tout, une bonne volonté qui ne devait pas qu'au dérèglement des sens, mais aussi à celui de la morale. On savait bien, certes, de précédentes monographies s'en était fait l'écho, qu'en ces temps troublés la "grande demoiselle" n'avait rien fait pour dissiper le "chien et loup" de l'époque. Mais lorsque parut l'an dernier, aux Etats-Unis, l'implacable enquête de Vaughan (enfin traduite en français, aux bons soins des éditions Albin Michel), on découvrit l'étendue du désastre idéologique et combien fut active la collaboration de Chanel avec l'occupant comme avec les éléments les plus compromis du régime de Vichy, de Brinon à Chambrun. Ce serait donc l'histoire, édifiante à plus d'un titre, d'une femme solitaire, surdouée, mondaine, au caractère exceptionnellement fort, que tout va mener à cette faillite humaine. Elevée au couvent, la petite Gabrielle y fera pour la vie l'apprentissage d'un solide antisémitisme. Ses humanités, ce sont les hommes dans le lit duquel elle passera, qui tous, du duc de Westminster à Paul Iribe, rivaliseront d'élégance, de charme et de haine recuite envers le peuple élu...
Les troubles nés du Front populaire (et, notamment, la grande grève qui en 1936 touche les ouvrières des ateliers de la rue Cambon) alliés à une vague rêverie de midinette sur la suprématie morale d'une Europe à sang bleu opposée au "judéo-cosmopolitisme", préparent en quelque sorte le terrain de la collaboration. Dès les années 1930, Coco Chanel s'affronte à la famille Wertheimer, propriétaire de ses licences de parfum et charge son avocat, futur gendre de Pierre Laval, de mener une action contre les Wertheimer.
Coco Chanel bascule vraiment lorsque, durant l'Occupation, elle s'éprend d'un officier supérieur de la Wehrmacht, le baron Hans Günther von Dincklage, considéré comme un inoffensif play-boy et, en réalité, espion nazi de haut rang. De cette liaison, Chanel tirera quelques avantages, du plus sordide (la possibilité pour elle de demeurer au Ritz, réquisitionné pour le seul usufruit des Allemands) au plus louable (essayer ainsi de venir en aide à son neveu, prisonnier de guerre outre-Rhin).
Dans l'intervalle, et parce qu'une telle personnalité, avec un tel entregent, peut rendre bien des services et s'attirer bien des confidences, Chanel aura été officiellement recrutée comme agent des services de renseignement de l'occupant... Elle ne devra qu'à sa longue amitié avec Churchill de n'être pas plus inquiétée à l'heure de la Libération.
Profitant de l'ouverture d'archives nazies déclassifiées, Hal Vaughan taille en pièces le mythe Chanel (regrettons toutefois une construction biographique parfois un rien alambiquée) avec une rigueur que l'on devine portée par le dégoût. Si l'icône de l'élégance française n'en sort pas grandie, le goût de la vérité, en revanche...