Jugé à tout prix. Si la justice parvient à offrir un spectacle populaire divertissant, cela suffit à prouver qu'elle est performante et viable ; c'est en tout cas, en 2143, le postulat d'un État totalitaire qui contraint ses « citoyens-utilisateurs » à l'épanouissement individuel, à l'exemplarité familiale et à la productivité dans le travail. Dans ce contexte, Ethan -Chanseuil est un raté puisqu'il est au chômage depuis trois ans, que ses relations avec sa femme sont au plus bas et que la valeur nette de son existence n'est que de 53 611 crédits, soit cinq fois moins que la moyenne. Un jour, il est enlevé avant de se réveiller assis et ligoté dans un fauteuil face à un animateur androïde qui va lui faire subir un éprouvant interrogatoire en direct devant deux cent cinquante millions de téléspectateurs. L'émission à laquelle Ethan participe, sans connaître le motif réel de sa présence sur le plateau, est en vérité la mise en scène télévisée de son propre procès. Selon ses réponses aux questions de l'androïde, les téléspectateurs voteront pour le déclarer coupable ou innocent. L'IA le questionne sur sa vie de famille, ses loisirs, ses rapports avec son beau-père qui était également son employeur, pour peu à peu le conditionner à reconnaître ses comportements soi-disant déviants, voire criminels. Le face-à-face est tendu : si l'androïde ne ressent pas d'émotions, il est en revanche parfaitement programmé pour la manipulation et l'humiliation...
Tout le roman se déroule au rythme de cette joute verbale inéquitable, au cours de laquelle le coupable désigné parvient à peine, par un trait d'humour rare, à susciter la sympathie des téléspectateurs. On regrette d'ailleurs un peu que l'auteur ait parfois privé son personnage de repartie, alors que celui-ci semble doté d'esprit et de bon sens et qu'il pourrait aisément relever les nombreux biais cognitifs de l'androïde. Mais Christopher Bouix excelle à créer une atmosphère oppressante et à poser les limites de l'intelligence artificielle, incapable d'intégrer une réflexion sur des concepts philosophiques tels que la morale ou la liberté. La représentation de l'avenir qu'il déploie est dramatiquement réaliste. C'est celle d'un monde où la pensée critique est éradiquée au profit d'existences bâties selon des feuilles de calcul et des statistiques, loin de toute notion de futur désirable. On sort lessivé de cette lecture et révolté par cette forme de tribunal populaire high-tech, mais magistralement happé par une intrigue de polar astucieuse, dans les coulisses d'un État liberticide et lui-même criminogène.
Figure atypique et fantaisiste de la SF française, qui tient autant d'Orwell que de Kafka, Christopher Bouix écrit également pour la jeunesse − Les 7 vies de Léo Belami, sous le pseudonyme de Nataël Trapp, a même été adapté en série par Netflix. Avec Le mensonge suffit, il clôt un triptyque entamé en 2022 avec Alfie, poussant à son paroxysme la société du spectacle décryptée naguère par Guy Debord. Habile en diable, Bouix nous conduit à espérer voir son personnage faire preuve d'un courage dont nous ne disposons pas nous-même, et nous ramène à nos propres silences et à nos propres lâchetés, jusqu'à un final époustouflant.
Le mensonge suffit
Au diable Vauvert
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 19 € ; 192 p.
ISBN: 9791030707250