Alcide, le capo colonialiste rencontré en Afrique par Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, envoie tout son pécule à sa petite-nièce handicapée, là-bas en France. Qui se serait douté qu'un esclavagiste sans merci put agir à d'autres moments, ou plutôt concomitamment, avec charité. Et l'alter ego célinien de se faire la réflexion : « Ça serait pourtant pas si bête s'il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants. » Si le vice ne se distingue parfois pas aisément, il aime à vêtir les atours de la vertu. Plus encore, dans la « société du spectacle » où l'on se doit de tout afficher. Mettons l'habit pour faire le moine sans oublier de prendre ensuite un selfie pour Instagram.
L'art contemporain, emblématique de cette perpétuelle exhibition, invite le « regardeur » à participer et à construire par son regard imaginatif ce monde meilleur ou, au contraire, à déconstruire toutes les dominations... C'est ce que pense du moins Pierre Saintonge, l'ami du narrateur d'Un bon Samaritain de Matthieu Falcone, qui ne voit dans le nouveau conformisme de la soi-disant avant-garde que supercherie, philistinisme et pharisianisme combinés.
Sa critique du contemporain ne s'arrête pas à l'art. Dès les premières pages, le portrait que nous brosse celui qui raconte « l'affaire Saintonge », la chute d'un professeur d'université dans la tourmente du politiquement correct, est celui d'un Alceste au verbe haut et alcoolisé (non qu'il ait besoin d'alcool pour libérer sa parole), d'une condescendance misogyne (les jolies jeunes femmes du bar où il entraîne son camarade sont une invitation aux poncifs sur l'éternel féminin) et d'une franchise décomplexée (il ne se gêne pas pour « appeler un chat un chat », dit-il, et user de termes racistes, comme « nègres » ou « faces de cirage »). Saintonge, qui n'est pas à un paradoxe près, est marié à Myriam qui est, quant à elle, l'incarnation de la bien-pensance bobo, à savoir incroyante, humaniste, pro-migrants. Ils s'aiment et se disputent, mais s'aiment pour la vie. Un jour, le voilà qui rentre dans leur appartement parisien avec trois hommes noirs, visiblement sans domicile fixe ni papiers. Reliquat de cette foi chrétienne (le pape François dénonce avec force le sort des migrants) dans laquelle il a été élevé, comme le narrateur plus catho mais pas moins ambigu ? « Saintonge, c'est l'homme même : la liberté avec les chaînes, le courage et la couardise, l'orgueil et l'humilité, l'outrance et la profondeur ; c'est l'intransigeance et la charité. C'est tout cela ensemble et ce qui me le rend haïssable parfois, tout en même temps qu'aimable. » L'auteur joue sans cesse de cette ambivalence. N'était un oxymore, on dirait de ce premier roman que c'est un roman à thèse sur la complexité.
Un bon samaritain
Gallimard
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 19,50 euros ; 272 p.
ISBN: 9782072826368