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L’Allemagne monte au créneau

La librairie Dussmann das KulturKaufhaus à Berlin : sur cinq étages et ouverte jusqu'à minuit. - Photo Dussmann

L’Allemagne monte au créneau

Les méthodes d’Amazon à l’encontre de Bonnier soulèvent une tempête de protestations. Pour la première fois, la ministre allemande de la Culture s’est exprimée. Le différend a valeur de test pour l’Europe du livre.

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Par Hervé Hugueny, Annie Favier, Gilles Bouvaist
Créé le 05.09.2014 à 02h32 ,
Mis à jour le 12.09.2014 à 10h45

"La littérature, les livres, les maisons d’édition sont à la base de notre vie culturelle. Ils ne doivent pas être soumis aux seules lois du marché. Traiter ces valeurs avec discernement est une question d’éthique. Ceci concerne tout le monde, y compris Amazon" : on croirait lire de l’Aurélie Filippetti dans le texte, ministre de la Culture jusqu’au 28 août dernier, mais c’est bien sa consœur allemande qui a prononcé cette ferme mise au point cet été. Pour la première fois, le gouvernement allemand s’inquiète des méthodes du leader de la vente de livres sur Internet, montrant ainsi que cette contestation n’est pas une obsession française.

Monika Grütters, dont l’action et les propos dépendent étroitement de la chancellerie, a apporté son soutien à la pétition des auteurs de langue allemande concernant les retards organisés par Amazon dans l’expédition des livres papier du groupe Bonnier, en raison d’un différend sur le prix des livres numériques. Affirmant que le cybermarchand "manipule les listes de recommandation" et "utilise les auteurs et leurs livres pour extorquer de meilleures remises", elle a à ce jour été signée par quelque 1 730 auteurs. Le désaccord est identique à celui qui a été révélé aux Etats-Unis entre Hachette Book Group et le site de vente en ligne.

"Les livres numériques peuvent et doivent être moins chers que les livres papier, et ceci doit être répercuté dans les conditions commerciales qui sont proposées aux revendeurs", affirme Amazon dans sa réponse à la pétition allemande, qui a fait sortir le groupe américain du silence qu’il observait jusqu’ici en Europe. Son argumentaire reprend celui qui a déjà servi outre-Atlantique.

"Impact dévastateur"

Dès la révélation des mesures de coercition contre Bonnier le 16 mai dernier, Alexander Skipis, l’énergique directeur général de l’association des éditeurs et libraires allemands, clamait qu’Amazon avait un "impact dévastateur" sur le marché du livre. Après avoir tempêté contre la prudence des éditeurs, qui refusaient toute prise de position ou action collectives, il a convaincu les seuls libraires de déposer une plainte contre le cybermarchand américain pour abus de position dominante devant l’Office fédéral du contrôle des cartels, le 24 juin.

"Les méthodes d’Amazon ont non seulement un impact sur les éditeurs concernés, mais elles menacent aussi les revendeurs et distributeurs de livres en Allemagne. Nous exhortons l’Office des cartels à ouvrir une enquête et à interdire les pratiques d’Amazon", a déclaré Alexander Skipis. La plainte s’appuie sur les seules informations publiées dans la presse, assure le Börsenverein. Les dirigeants de Bonnier, groupe suédois qui possède huit maisons d’édition en Allemagne, ne se sont presque pas exprimés publiquement, mais ont répondu à leurs auteurs ou aux agents qui s’inquiétaient des problèmes de ventes constatés chez Amazon au printemps. "Si Bonnier tombe, ce sera ensuite le tour des autres éditeurs, petits et grands. Le différend sur les remises est accessoire. L’objectif principal [d’Amazon] est d’anéantir l’économie actuelle du livre numérique pour en rester le seul acteur et ensuite dicter ses conditions aux auteurs", affirmait l’agent littéraire Matthias Landwehr dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, lorsque l’affaire a été découverte en Allemagne.

Enquête préliminaire

Autre nouveauté dans ce dossier, la Commission européenne a jugé les accusations assez sérieuses pour contacter l’Office des cartels et ouvrir une enquête préliminaire, selon le Börsenverein. "Nous apprécions la décision de la Commission, mais nous espérons qu’elle n’entraînera pas un allongement peu souhaitable de la procédure", se méfie Alexander Skipis. Dans l’enquête sur l’interdiction faite aux revendeurs de la marketplace d’Amazon de pratiquer des rabais ailleurs, l’Office a rendu sa décision en neuf mois. Mais Amazon avait annoncé au milieu de la procédure qu’il renonçait à cette clause.

L’affaire des remises et du tarif des livres numériques est plus complexe, car prise dans une contradiction : le cybermarchand accusé d’abus de position dominante se dit contraint par son fournisseur de pratiquer des prix plus élevés qu’il ne le souhaite. Habituellement, les enquêtes contre les ententes, cartels et autres monopoles visent à les empêcher de racketter leurs clients avec des tarifs prohibitifs. Pour le moment, Amazon malmène ses fournisseurs et lamine ses concurrents, lesquels ne peuvent que crier au loup pour la suite : une fois seul, le revendeur relèverait ses prix. Ce qui revient à prétendre qu’un individu inquiétant est forcément un délinquant potentiel à maîtriser. Pour la justice, il faut des éléments plus substantiels. Selon le Börsenverein, qui s’appuie sur les calculs de l’Association de vente de livres à distance, Amazon contrôle 70 % du marché du livre sur Internet, imprimé et numérique. "Les demandes de conditions spéciales d’Amazon ne sont rien d’autre que l’expression de sa position dominante, c’est-à-dire de la situation dans laquelle il est incontournable pour les éditeurs", argumente l’assignation : Amazon ne justifie pas ses exigences par un service particulier, il profite juste de sa puissance.

Ces mesures de rétorsion exercées à l’encontre de Bonnier peuvent aussi s’interpréter comme un premier test de la résistance de l’Europe du livre non anglophone face au numérique. L’Allemagne est un cas intéressant, en raison de la taille de son marché, 81 millions d’habitants - et 95 millions en comptant l’ensemble du bassin linguistique germanophone. Malgré les difficultés des chaînes (voir encadré ci-dessous), les ventes globales ont progressé l’an dernier, de même que le chiffre d’affaires des seuls éditeurs. Le numérique décolle depuis deux ans : il représente 3,9 % du rayon grand public (hors livres scolaires et professionnels), selon le panel consommateurs de GFK utilisé dans le rapport du Börsenverein. "Chez certains éditeurs, la proportion atteint même 15, voire 20 %", selon Ronald Schild, directeur général de Libreka, la plateforme de distribution interprofessionnelle.

Comme en France

"Beaucoup d’éditeurs vendent très bien en numérique et s’en réjouissent, tels Random House, Holtzbrinck, Bonnier, de même que des indépendants. Ceux qui sont bien installés dans l’imprimé fixent des prix assez élevés, comme en France, mais ils vendent quand même bien en numérique. Et ils expérimentent aussi des prix assez bas, jusqu’à 5 euros, pour ne pas laisser la place à l’autoédition", explique Rüdiger Wischenbart, consultant autrichien et prestataire de Livres Hebdo pour le classement de l’édition mondiale. Le dynamisme des éditeurs est d’autant plus notable qu’ils doivent retrancher une TVA de 19 % de leurs ventes numériques, contrairement à leurs homologues français taxés à 5,5. Enfin, l’Allemagne est aussi un pays de prix réglementé, y compris en numérique : faire plier un éditeur dans ce contexte aurait une portée singulière, jusqu’en France. 

H. H.

Le couple franco-allemand en chiffres

Les éditeurs allemands s’appuient sur un bassin linguistique européen bien supérieur à celui de leurs homologues français et plus dynamique. Le chiffre d’affaires éditeurs progresse continûment depuis 2009, alors que celui de l’édition française recule. Les ventes sur Internet ont décollé. Ce dynamisme global n’empêche toutefois pas les trois principales chaînes du livre de traverser une crise, pour des raisons propres à chacune d’entre elles.

La bérézina des chaînes de librairies

Le chiffre d’affaires de la librairie allemande (6 000 points de vente) s’est élevé en 2013 à 4,6 milliards d’euros (1), accusant une légère baisse chaque année depuis cinq ans, pendant que progresse de façon spectaculaire le commerce du livre en ligne. Amazon domine ce marché, que les libraires n’abandonnent pas : environ 81 % des points de vente ont leur propre service de vente en ligne. Celle-ci ne représente cependant pas plus de 1,5 % de leur chiffre d’affaires, mais avec une tendance à la hausse.

Depuis plusieurs années, le paysage de la librairie allemande est marqué par des concentrations, avec des enseignes (Thalia, Weltbild, Hugendubel en tête) qui dominent le marché. Les deux tiers du chiffre d’affaires sont réalisés en Allemagne par 10 % des librairies, alors que 90 % des points de vente du livre sont des petites librairies indépendantes.

Mais ces magasins filialistes sont devenus des modèles fragiles. Les petites librairies résistent relativement mieux aux bouleversements du marché. Les surfaces de plus en plus spacieuses dont se sont dotées les grandes enseignes connaissent aujourd’hui une rentabilité en baisse. C’est notamment le cas pour Thalia, leader du marché depuis plusieurs années, qui a réduit la surface de plusieurs de ses magasins et ferme régulièrement des points de vente. Le deuxième du marché, le groupe Weltbild, qui formait un duo très dynamique avec son partenaire Hugendubel, a déposé le bilan en janvier. Depuis, et pendant que le munichois Hugendubel vole à nouveau de ses propres ailes (mais doit fermer plusieurs établissements, dont son emblématique enseigne munichoise), Weltbild doit se délester de 53 magasins, et cherche un nouveau souffle avec un partenaire entré cet été dans le capital, le groupe Droege. A. F.

(1) Source : Börsenverein.

Le Tolino veut concurrencer le Kindle

 

La liseuse lancée au printemps 2013 par Thalia, Weltbild et Hugendubel, en partenariat avec Deutsche Telekom et le club de livres de Bertelsmann, a réussi à imposer sa marque. Mais son succès reste fragile.

 

Photo TOLINO

Dans la saga que la presse allemande consacre aux rebondissements du conflit entre Amazon, Hachette et le groupe Bonnier, le Tolino ferait presque figure de note de bas de page. Pourtant, lors de son lancement au printemps 2013 par les trois plus grandes chaînes de librairies allemandes - Thalia, Hugendubel et Weltbild, en partenariat avec Deutsche Telekom et le club de livres de Bertelsmann -, la liseuse "made in Germany" était à la pointe du combat. Le P-DG de la chaîne de librairies Thalia, Michael Busch, l’annonçait fièrement : l’Allemagne est "le seul pays où les librairies physiques ont tenu tête avec succès au distributeur de livres Amazon". "L’idée consistait à rassembler nos compétences et à développer une vraie force de frappe, revendique Eva Großkinsky, porte-parole de Weltbild. Tolino est la sympathique marque allemande, synonyme de disponibilité immédiate et de simplicité d’utilisation."

35 % des ventes d’ebooks

Un an et demi après, le bilan est en demi-teinte. Certes, dans un marché du téléchargement en hausse, le Tolino est parvenu à tailler des croupières à Amazon. "Selon les derniers chiffres GFK, pour le quatrième trimestre 2013, le Tolino a atteint une part de marché de 35 % sur les ventes de livres numériques", précise Lisa Machnig, porte-parole de Deutsche Telekom. "Celle-ci se répartit ainsi : 17 % pour Thalia et Buch.de [portail de vente en ligne de la chaîne, NDLR], 14 % pour Weltbild, 3 % pour Hugendubel, et 1 % pour Club.de." L’enracinement de la liseuse dans le paysage éditorial outre-Rhin s’inscrit dans une progression continue du livre numérique : selon une étude de la Fédération des libraires allemands publiée en juin 2014 et consacrée à ce marché en 2013, les ventes de livres numériques sur le marché ont augmenté de 60 % pour atteindre les 21,5 millions d’exemplaires.

Avec 1,2 million de références, son système d’exploitation fonctionnant sur Android, son absence de DRM et une capacité de stockage de 25 Go dans le cloud de Deutsche Telekom, la liseuse Tolino peut revendiquer de vrais atouts. Au point de s’attaquer au marché belge, puisqu’elle est désormais en vente dans les librairies Standaard Boekhandel. Des mises à jour ont permis à la liseuse d’améliorer les performances, en demi-teinte en comparaison de celles du Kindle, du Tolino Shine, premier modèle lancé par l’alliance. Son successeur, le Tolino Vision, est sorti en mai, mais son impact sur les ventes est encore impossible à évaluer.

Reste que la stabilité du Tolino à long terme est tout sauf assurée, eu égard aux turbulences que traversent plusieurs de ses principaux acteurs (voir encadré page 28).

La stratégie d’un front commun contre Amazon a fonctionné, mais à quel prix ? "Avec le Tolino, ses fondateurs sont parvenus à gagner des parts de marché, estime Johannes Haupt, rédacteur en chef du site spécialisé Lesen.net. Mais parce qu’il est très gourmand en capitaux, ce projet a certainement joué dans les difficultés que connaissent actuellement les partenaires du Tolino, comme Weltbild ou Hugendubel."

En outre, la perte de surface commerciale qui va de pair avec les fermetures de librairies grève encore davantage la visibilité de la liseuse : selon un consultant, bon connaisseur du secteur, qui veut rester anonyme, "la réduction de leurs espaces de vente en dur représente une partie du problème". Il ajoute : "Ils ne peuvent plus atteindre autant de clients qu’ils le voudraient. C’est important pour Thalia ou Weltbild que le Tolino soit sur place, en magasin."

Sans les indépendantes

La partie se joue pour l’instant à l’écart des librairies indépendantes, puisque les discussions menées avec leur repré-sentant, le MVB (le bras économique du Börsenverein), ont échoué. "Chacun des partenaires du Tolino a mis sur la table des sommes à six voire sept chiffres", explique le consultant. Il poursuit : "Pourquoi devrait-on autoriser des concurrents directs qui passent leur journée à dire du mal de Weltbild et de Thalia à entrer dans cette alliance, sans être obligés d’avancer des sommes égales en contrepartie ?" Autant de facteurs qui font du Tolino un "écosystème", comme aiment à le décrire ses créateurs, encore fragile. 

G. B., à Berlin

 


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