Roman/France 2 mai Sylvie Germain

Qui veut faire l'ange fait la bête, prévient Blaise Pascal. Mais qui joue l'idiot n'est pas si sot. « Idiot » vient d'idiotes en grec, le « particulier », le pékin qui ne participe pas aux affaires de la cité : il se distingue par son retrait de la vie citoyenne, seule digne d'être vécue selon la mentalité hellène. Au fil des époques la singularité de l'idiot l'a couvert d'opprobre et le terme est devenu synonyme d'imbécile. Son anarchie lui a valu d'être qualifié d'ignorant. Le saltimbanque est un idiot errant. Gavril Krantz est un artiste de rue - jongleur de mots, poète sur échasses, philosophe sans domicile fixe. Une après-midi d'été dans les années 1980, l'homme apparaît à Nathan jeune protagoniste du nouveau roman de Sylvie Germain, Le vent reprend ses tours. Le garçon a neuf ans. 35 ans plus tard, sous l'abribus Nathan reconnaît sur un avis de recherche collé aux horaires le visage vieilli de son « meilleur ami » d'antan, qu'il croyait mort. Il se souvient.

Personnage aux allures d'ibis, juché sur de hautes cannes de bois, vêtu d'un habit flottant couleur de craie, masqué d'un loup noir au long nez en forme de bec, jouant du « saxhoquet », le garçon n'a jamais rien vu d'aussi étrange. Parlant dans une langue entre onomatopées et « salmigondis de vers de Queneau, de Rimbaud, de Ronsard, tripatouillés par ses soins », il s'adresse au juvénile spectateur qui curieusement a oublié d'être timide. Nathan saisit dans ce flot de paroles sans ponctuation, ces quelques mots énoncés avec un accent « à la fois doux et rocailleux »: « Si tu t'imagines garçon garçonnet si tu t'imagines xa va xa va xa va durer toujours la saison des zon la saison des zon Saisons et châteaux [...] Les beaux jours viendront les beaux jours chanteront glaçon garsonneur Vis donc n'attends pas demain croque dès aujourd'hui les roses de la vie... » C'est le début d'une amitié entre l'homme mûr et ce neveu d'adoption. Commence également l'école hors les murs pour Nathan. Lui qui s'ennuyait tant parmi les adultes, sa mère célibataire, ses grands-parents, lui qui se sentait si maladroit dans ce corps déjà trop grand et un monde si étroit découvre avec ce maître au nom d'archange (Gavril est la version roumaine de Gabriel) les rues de Paris comme on déchiffre les lignes d'un grimoire fascinant, Gavril enseigne à Nathan les « mémentos » ou « stigmates » de la ville, les traces d'écrivains disparus. Il y a cette plaque d'un poète et philosophe de Roumanie comme Gavril : Benjamin Fondane mort à Auschwitz. Sous la « joie ex nihilo » Nathan pressent un passé tu et douloureux : « Le puzzle était jonché de trous, dont certains étaient noirs comme des plaies. » Bientôt la mère de Nathan l'interroge, elle lui demande qui est cet étranger qu'il fréquente. Cette relation ne peut pas durer.

A travers cette nouvelle fiction aux accents de conte philosophique, Sylvie Germain décline ses thèmes de prédilection : le leurre d'une raison outrecuidante qui répudierait trop vite d'autres formes d'intelligence-on se souvient d'A la table des hommes(2015, même éditeur) et de son héros porcin ; la tragédie du vivre que ne rédime que la grâce du vivant-la vie comme danse. Lorsque l'enfant lui demande s'il fait le pari que Dieu existe, Gavril répond :« Ni pile ni face, je fais rouler la pièce, qu'elle tourne et tournicote en restant sur la tranche. Je mise sur le mouvement. »

Sylvie Germain
Le vent reprend ses tours
Albin Michel
Tirage: 25 000 ex.
Prix: 19 euros ; 224 p.
ISBN: 9782226442345

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