Maigreur cadavérique des rescapés des camps de la mort, tas de corps désarticulés déblayés au bulldozer, Francesco Berti Arnoaldi voit Nuit et brouillard de Resnais et ne peut s’empêcher de penser à Giuliano son meilleur ami, résistant comme lui, mais arrêté et déporté en Allemagne. Près de vingt ans s’étaient écoulés mais la plaie était toujours aussi vive : « Je m’étais retrouvé dans les rues humaines et chaudes de la ville, dans l’invraisemblable monde quotidien. J’avais été suffoqué d’horreur et de pitié. A peine avais-je eu le temps de bifurquer dans une ruelle mal éclairée pour qu’éclatent de longs sanglots durs et secs, sans larmes, qui me laissèrent épuisé et plein de rancœur. »
Voyage avec l’ami est le récit poignant d’une vie happée à la fleur de l’âge par le scandale de la guerre. Avec Giuliano Benassi, camarade de classe, l’amitié qui se noue est l’une de ces évidences - « échange d’âmes » - dont a si bien parlé Montaigne. Moins lapidaire que l’auteur des Essais, l’avocat et écrivain italien dépeint une « grande amitié entre adolescents, unique et inimitable, fidèle pourtant au mystérieux prodige de la rencontre guidée par des correspondances de sens amoureux auxquelles on ne peut que s’abandonner ». Il faut dire que le garçon, outre son don précoce pour la poésie, dégageait un charisme naturel. Francesco faisait partie d’«un groupe d’amis dont Giuliano était le cœur : pas un chef, mais celui dont chacun se voulait le plus proche». De même milieu classique - la bonne bourgeoisie catholique -, ils avaient aussi en commun le fait d’avoir perdu tous deux leurs pères tombés au front pendant la Grande Guerre et surtout cette «contradiction qui couvait en [eux]».
Dans l’Italie fasciste des années 1940, la jeunesse est patriote, mais malgré l’endoctrinement certains lycéens pressentent bien que la rectitude ne consiste pas à obéir aux seules règles, et la vertu a ses lois qui transcendent les lois. Un professeur de lettres classiques leur avait instillé le ferment de la révolte dans son enseignement. Francesco et Giuliano s’engageront chacun dans la résistance. Le premier participera à la libération de Bologne en avril 1945, le second, après avoir été torturé, sera abattu quelques jours avant la chute du Reich, mort pour les autres, les libérés, et à jamais vivant dans la mémoire de l’ami qui lui aura survécu. Sean J. Rose