Chacun sait que « les histoires d'amour finissent mal, en général », notamment en littérature. C'est plus inspirant que les bons sentiments. Mais ici, c'est le début qui commence mal : par un divorce. Le roman d'Erik Orsenna, dont le beau titre énigmatique, Briser en nous la mer gelée, qui se comprend tout à la fin -, est emprunté à Franz Kafka, se présente comme la très longue lettre d'un homme, Gabriel, qui écrit à une juge aux affaires familiales et à sa greffière, afin de les remercier de leur bienveillance, de s'excuser de leur avoir pris de leur temps pour statuer sur son affaire, et leur expliquer comment sa femme Suzanne et lui se sont retrouvés devant elles, le 20 octobre 2011, en procédure de divorce. Et pourquoi, après quatre années d'un amour complètement fou ? C'est donc lui qui raconte, à la première personne, avec parfois quelque chapitre écrit à la troisième, sa rencontre avec celle qui allait devenir sa femme.
Gabriel est ingénieur en hydroélectricité, timide, et se rêve écrivain. Il a déjà commis deux romans, et brûle de récidiver. De sa première vie, il a deux grands enfants, plutôt sympas et indulgents à l'égard des foucades paternelles. Suzanne, elle, est vétérinaire, spécialiste mondiale des chauves-souris, envers qui elle nourrit une telle passion qu'elle en élève chez elle, dans une pièce de son appartement, malgré l'insoutenable puanteur qui en émane. Elle ne la sent même plus. Ce ne sera pas le cas de Gabriel, lorsqu'il passera une nuit chez elle. Car, même mariés, les deux n'habiteront jamais ensemble.
Ce sont des amis à lui qui, non sans arrière-pensées, ont joué les entremetteurs, et mis en présence le futur couple. Coup de foudre immédiat, même si le revoir sera un peu différé. Suzanne se glisse et s'impose dans la vie de Gabriel comme « un chat ». Le mariage suit vite, célébré par Bertrand Delanoé en personne. Le héros, semble-t-il, a quelques relations, notamment à l'Académie française. On apprendra ainsi qu'il est ami avec René de Obaldia, qu'il le fut avec Jean d'Ormesson. Dans un dîner en ville, le regretté « Enchanteur » ayant signalé qu'il souffrait d'un pied, et Suzanne lui ayant proposé et prodigué ses soins efficaces, Gabriel en avait conçu une intense jalousie. Cet incident a sans doute sonné, rétrospectivement, le début de la fin de leur idylle, par ailleurs chaotique : ils ne vivent pas sous le même toit, se voient peu, voyagent énormément chacun de son côté, et leur plus grand plaisir est peut-être, lorsqu'ils se retrouvent, de tout se raconter, de parler.
Car qu'est-ce qu'on parle, dans ce gros roman, et qu'est-ce qu'on bouge ! Erik Orsenna mêle éléments personnels (son grand-père cubain), allusions savantes, digressions, sentences amusées, réflexions géopolitiques sur l'état de la planète, démarche par ailleurs au cœur d'une autre partie de son œuvre, ses essais. « Tout est Géographie », écrit-il à un moment.
Au terme de tribulations impossibles à résumer, et en dépit de leur divorce, Gabriel et Suzanne se réconcilieront forcément, dans un endroit impossible, l'île de Little Diomede, côté américain du détroit de Bering, afin d'« apprivoiser le temps » en contemplant une aurore boréale. Les personnages sont attachants, c'est tendre et drôle, mené à un rythme d'enfer, farfelu en apparence, profond en profondeur.
Briser en nous la mer gelée
Gallimard
Tirage: 40 000 ex.
Prix: 22 euros ; 464 p.
ISBN: 9782072851506