2 MARS - ROMAN France

On connaît l'épisode de La Genèse : les hommes, qui parlaient une seule langue au commencement des temps, voulurent bâtir une tour pour atteindre les cieux. Aussi Dieu, pour châtier leur arrogance, a-t-il confondu leur langage... La version du narrateur de Babel nuit, le dernier roman de Philippe Garnier, >est tout autre : c'est dès l'origine qu'on ne se comprend pas. Rejeton d'"un père indéchiffrable" et d'"une mère monosyllabique", le héros de cette errance linguistique s'est tôt confronté au sentiment d'aliénation au sein de sa propre famille et de son entourage qui, comble de la solitude, ne décelait pas l'inintelligibilité primordiale. Ces magmas de sons paraissaient pourtant signifier quelque chose aux petits camarades conviés à ses goûters d'anniversaire. Les traductrices défilent dans l'appartement de cet orphelin du sens, et l'insondable mystère des géniteurs se double de la fascination érotique qu'exercent les jeunes femmes employées au décodage de l'idiolecte parental. Aujourd'hui, le père est mort, emportant le secret d'une parole impénétrable ; quant à la mère, elle pousse toujours sa sibylline variation de monosyllabes. Un jour, subjugué par la sexy aide-soignante roumaine, le vieux garçon décide de la suivre. La mère le coupe dans son élan en énonçant distinctement : "Tu comprends ce que je te dis ? Tu entends quand je te parle ?" C'est le choc : "Les phrases résonnaient encore dans ma tête, mais elles se dématérialisaient presque aussitôt et je n'étais pas sûr de leur sonorité. Un instant, je perdis confiance dans toutes les langues." Le protagoniste dévale la rue à la poursuite de la jolie Dana. Et la folle course nocturne de se transformer en aventure jonchée d'énigmatiques rencontres. Lui, qui brûle de raconter à qui veut bien l'entendre son histoire d'incompréhension fondamentale, va rencontrer un alter ego ressemblant à l'inspecteur Derrick, assassin d'un père chasseur et collectionneur d'animaux empaillés. Rappelant ici la tonalité absurde de Mon père s'est perdu au fond du couloir (Melville, 2005), Philippe Garnier se confirme grâce à une langue bien à lui comme l'écrivain de "l'infime décalage".

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