L'avenir, l'avenir, qui peut vraiment le lire ? D'autant que le présent ne laisse présager rien de bon. Laurent Gaudé ne joue pas au prophète, mais son œuvre engagée sonde clairement le monde. Éclectique, il accorde sa plume au travail poétique, dramaturgique, journalistique, musical, filmique ou photographique. Mais le grand public connaît surtout son œuvre romanesque. En ce XXIe siècle, les crises s'enlisent, alors il s'en empare pour imaginer une histoire symbolique. Éternellement inspiré par le thème de la chute, il l'explore cette fois sous l'angle d'un polar. Cet univers - à mi-chemin entre 1984 d'Orwell, Orange mécanique et les bandes dessinées d'Enki Bilal - est découpé en zones distinctes. Si la zone 2 se distingue par son élitisme, la zone 3 respire la précarité et les « Décharges Citoyennes » abandonnées. C'est là qu'on trouve un cadavre éventré. « L'oubli d'une toute petite vie qui ne laisse que quelques traces sans contour, l'oubli et puis rien. » Voilà ce à quoi ce corps, sans identité claire, paraît condamné. Zem Sparak, un Grec exilé, semble lui aussi avoir perdu son identité. Ce policier effacé a été brisé quand son pays natal s'est enfoncé dans la destruction. « Athènes brûle. La Grèce entière sombre dans la faillite. Elle allait être brûlée, piétinée. Elle allait se dévorer elle-même. » Pour sa génération, il n'y avait pas mille et une options. Aussi a-t-il rejoint le GoldTex, un système obscur offrant un leurre de bonheur. « L'espoir de retour était perdu. GoldTex avait fait de lui un exilé, un Molochfirst, un apatride. Il vécut dès lors comme une ombre, détaché de tout, allant, venant, sans affect, sans projet. N'être plus qu'un corps qui travaille », dans une dictature sournoise. Même le « Love Day » est imposé : « Bien jouir pour mieux travailler. » À l'image d'une société lissée ultra-surveillée dans laquelle il devient difficile de rêver, voire d'emprunter un prétendu ascenseur social. « À lui aussi on a vanté les mérites de s'extraire de son milieu, de tracer son propre chemin », mais Sparak n'est pas dupe. Il sait pertinemment que depuis « les Grandes Émeutes », le peuple est paralysé. Lui-même se voit imposer une supérieure, Salia Malberg. « Elle est jolie, mais elle a quelque chose de dur. » Que ça leur plaise ou non, ils doivent bosser ensemble sur une série de crimes non élucidés. « Ce n'est pas qu'un meurtre, c'est une mise en scène. Faire de son meurtre un monument d'horreur », telle est l'ambition du meurtrier, qui plombe la campagne électorale en cours. Deux hommes féroces s'y opposent. Jusqu'où sont-ils prêts à aller ?
En s'aventurant dans ce registre noir futuriste, Laurent Gaudé s'est visiblement amusé mais il renoue surtout avec une veine dénonçant les injustices sociales et la cruauté d'un monde impitoyable, envers les grands ou les insignifiants. La violence est telle qu'elle aliène les êtres au point d'en faire des semi-zombies. Un miroir anxiogène nourri de l'ambiance contemporaine, dans lequel on décèle toutefois des parcelles de révolte et d'espoir.
Chien 51
Actes Sud
Tirage: 50 000 ex. (prév.)
Prix: 22 € (prév.) ; 304 p. (environ)
ISBN: 9782330168339