Dans la lignée des critiques universitaires et politiques à l'égard d'une université française contemporaine « à la dérive », qui s'attaquerait, à coups d'islamo-gauchisme et de terrorisme écologique, aux valeurs républicaines et à l'indépendance de la recherche, un large panel de psychanalystes considère que les réflexions queer défigurent la discipline. « L'orage a éclaté, la crise trans est sur nous. [...] La Butler et ses Ménades [...] ont mis un bazar pas possible », écrivait en 2021 Jacques-Alain Miller,« gardien du temple de Lacan » selon Laurie Laufer.
Dans Vers une psychanalyse émancipée, cette psychanalyste et professeur en psychopathologie propose un brin de ménage dans cette maison psychanalytique où règne un bordel monstre. Elle convoque à la fois Judith Butler, Michel Foucault, Monique Wittig, Walter Benjamin, Julia Kristeva ou encore Hélène Cixous, et puise directement dans les textes de Freud et de Lacan. Loin de rompre avec ces derniers, Laufer renoue avec une psychanalyse qui, répondant à son exigence fondamentale de renouvellement permanent, se soulèverait face à ses propres dogmes. Elle dénonce, avec une ironie toutefois bienveillante, l'articulation strictement binaire imposée par la doxa psychanalytique contemporaine aux questions de genre et de sexualité - doxa qui rejette toute autre combinaison dans le domaine de l'anormal, de la maladie, du monstrueux. Pourtant, « le discours de l'analyste doit se trouver à l'opposé de toute volonté, au moins avouée, de maîtriser », exprimait Lacan en 1970.
Laurie Laufer retrace une histoire du féminisme - rappelant la séparation entre les différentialistes et les queers des années 1970 -, et rappelle que les interventions, remises en question, et autres tentatives d'approches des LGBTQI+, loin de diaboliser la psychanalyse, ont ouvert un terrain propice à une discipline qui se réinvente, et ainsi se développe.
Comment ? En laissant la parole et l'espace aux théories queer et à ses actrices, en sortant la psychanalyse de sa léthargie promise, en proposant d'autres termes, d'autres formulations, d'autres expériences, polymorphes et nouvelles, face à l'universalisme d'un discours scientifique dont la psychanalyse s'est elle aussi progressivement fait la pythie. « La psychanalyse sera féministe, post-trans-féministe, ou ne pensera plus », déclare Laurie Laufer.
Fin 2019, le philosophe trans Paul B. Preciado s'adressait à 3 500 psys dans un colloque. Il n'a pas pu terminer son intervention dans le calme et l'a publiée dans Je suis un monstre qui vous parle : « Moi, [...] caractérisé dans la plupart de vos diagnostics psychanalytiques comme sujet d'une "métamorphose impossible", [...] je suis [...] le monstre que vous avez construit avec vos discours et vos pratiques cliniques. [...] Qui se lève du divan et prend la parole, [...] en tant que votre égal monstrueux. »
Et si les sorcières Preciado, Butler et autres Foucault étaient lues, écoutées ? Et si, libérée de ses dogmes, métamorphosée, la psychanalyse accueillait enfin en sa demeure une « éthique sexuelle pluraliste » (Surveiller et jouir, Gayle Rubin) ?
Vers une psychanalyse émancipée. Renouer avec la subversion
La Découverte
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 15 € ; 248 p.
ISBN: 9782348069710