26 avril > Roman-Essai Italie

« Si tu voyais ce que je vois, tu ne pourrais pas les fermer », dit le garçon à la fillette, laquelle voudrait qu’il ferme les yeux quand elle l’embrasse, au dernier soir de l’enfance. La scène se passe sur une plage de l’île d’Ischia au large de Naples, l’été où Erri De Luca a 10 ans, quand le corps commence à être trop étriqué pour contenir les pensées et les désirs qu’il abrite. Quelques heures plus tôt, il a appris de cette fillette, dont l’écrivain ne parviendra pas à se souvenir du nom, la place centrale qu’allait prendre dans sa vie, la justice, la honte et l’amour. Jusque-là, son verbe préféré était «maintenir» : « il comportait la promesse de tenir par la main, maintenir ». Après Tu, mio, Le jour avant le bonheur, Montedidio, Pas ici, pas maintenant, Les poissons ne ferment pas les yeux reprend la mesure de ces révélations inaugurales mais remonte un peu plus loin dans le temps d’avant. « A travers l’écriture, je m’approche du moi-même d’il y a cinquante ans, pour un jubilé personnel », note l’écrivain italien qui ouvre dans ce bref récit, solaire et venté, une nouvelle fenêtre sur des initiations aussi sentimentales que morales et politiques.

Silencieux, solitaire, docile, le jeune vacancier Erri rame, pêche, nage, s’acharne sur des mots croisés, des rébus et des anagrammes - « son atelier de mécanique de la langue ». Il reste des heures entières « sous le parasol à lire n’importe quoi d’écrit », car « en lisant, on rencontre des phrases sismiques ». La fillette sent l’huile d’amande qui la protège du soleil, écrit des histoires d’animaux, justicière fabuliste. Elle est aussi la cause de la bagarre que cherchent trois garçons plus âgés, jaloux de l’attention qu’elle accorde à cet enfant trop discret qui finira par provoquer la dérouillée qu’il subira sans se défendre. « A dix ans, je croyais à la vérité des coups. L’irréparable me semblait utile. »

Ce sont ces vérités qu’Erri De Luca, depuis, remet en jeu. Interrogeant la croyance au cœur du verbe, il répond à l’exercice d’autoportrait commandé par le principe de la collection « Traits et portraits » du Mercure de France par une nouvelle plongée dans les Ecritures que l’écrivain lit dans le texte chaque matin depuis des décennies. Comme dans Et il dit, Au nom de la mère ou Noyau d’olive, l’homme « sans un souffle de foi » traduit « l’hébreu, profond au premier regard » pour accéder au corps de la langue. Les saintes du scandale rend ainsi hommage à cinq figures féminines dissidentes de la Bible, cinq « femmes spéciales de l’Ecriture sainte » qui suivent leur impulsion sans jamais « chan- celer » : Tamar la Cananéenne, Rahav de Jéricho, Ruth la Moabite, Bat Sheva-Bethsabée et Miriam-Marie, mère de Ieshu-Jésus. Mais celui qui « ne tutoie pas la divinité » raconte d’abord en prologue la « sainte vie » de la Napolitaine Giuseppina, villageoise « sans école » entrée au service de cousins de l’auteur, bonne de la famille pendant soixante ans. A cette autre femme remarquable, il offre ses mots de gratitude qui s’adressent avec la même admiration aux femmes de tous les temps et à leur connaissance de l’élan vital.

Véronique Rossignol

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