Le problème du couple, c’est qu’on est deux. A l’aube d’une histoire d’amour, la fusion est une tendance générale, qui fait souvent oublier que sa douce moitié sera toujours autre. Après quelques années, trente ans pour Marion et Art, et des enfants désormais adolescents, l’altérité demeure. Lui est d’un optimisme inoxydable, et elle d’un scepticisme congénital. Dire qu’il y a de l’eau dans le gaz pourrait suggérer à tort quelque chose de pétillant dans leur vie commune. Rien de tel. C’est le train-train, pas le TGV du bonheur donc, plutôt un tortillard sillonnant les mornes paysages de l’habitude, n’était cette ombre au tableau… Art a fauté ! Marion n’en revient toujours pas : lui ? ! Le toutou diligent mais passif, ne prenant aucune véritable initiative. L’aiguillon de la jalousie empoisonne paradoxalement le cœur sans flamme de Marion : « Elle n’était pas amoureuse de lui, en tout cas pas comme elle pensait qu’elle aurait dû l’être […]. A un moment donné, après que la ménopause lui avait dérobé ce besoin physique, elle s’était convaincue que les grands mouvements de sa vie appartenaient au passé, et elle avait succombé à l’inertie de l’entre-deux-âges - prématurément, semblait-il. »
Pour compléter la nature morte qu’est devenu leur ménage, voilà qu’ils sont ruinés. Viré de son confortable emploi d’assureur, Art croule sous les dettes : une épée de Damoclès de 250 000 dollars et leur maison bientôt saisie. Mais Art a un plan B : miser ses économies pour restaurer leur fortune, voire devenir riches. Lui et Marion vont se refaire une santé conjugale dans la région des chutes du Niagara (ils y avaient passé leur lune de miel) et financière en jouant tout son argent au casino. Marion accepte ce voyage de la dernière chance. Direction le Canada, pour cette « histoire d’amour », sous-titre du dernier roman de Stewart O’Nan, traduit par Les joueurs. Le titre original est The odds, « les chances », dans le sens des probabilités dans les jeux de hasard. L’auteur, né en 1961 à Pittsburgh, formalise à chaque tête de chapitre cette idée de chance : « Chances pour un couple marié de faire l’amour une nuit donnée : 1 sur 5 » ; « Chances de survivre dans les chutes sans tonneau : 1 sur 1 500 000 » ; « Chances qu’un numéro noir sorte à la roulette (européenne) : 1 sur 2,06 »… Mais plus qu’un suspense lié à ce fol pari de renverser une situation aussi mal engagée, c’est la finesse psychologique avec laquelle Stewart O’Nan dépeint la complexité des relations de couple qui nous tient en haleine. Sean J. Rose